A l’ombre des intentions

L’article intitulé « Les expertises d’usage et usagère : quelles définitions pour quelle participation ? » de Stéphane Rullac, paraissant dans le présent numéro de la Revue [petite] enfance (N° 135), souligne dans quelle mesure la participation des usagers·ères s’est imposée comme une exigence forte dans les différents champs du travail social. Du domaine de la petite enfance à celui du médico-social, les usagers·ères sont désormais censé·e·s être reconnu·e·s comme des acteurs·trices à part entière. Dans l’article que j’ai rédigé sur la participation des parents au sein des réseaux préscolaires, la perspective empruntée se veut critique à l’égard de cette intention, puisqu’elle la soumet à l’épreuve du terrain. Comme l’indique l’en-tête de cette section de la revue, ce texte est une manière de réagir aux éléments proposés par Stéphane Rullac. Pour ce faire, j’adopterai une approche similaire à celle employée lors de mon analyse des enjeux de la participation parentale. Afin que mes propos ne soient pas mal interprétés, je tiens à préciser que cette forme de « réaction » ne témoigne en aucun cas d’un jugement porté sur la qualité de l’article en question, ni même d’une prise de position contre le principe de participation des usagers·ères aux dispositifs du travail social. Il me semble présenter de manière claire et complète les fondements du principe de participation des usagers·ères et sur une note plus personnelle, j’y souscris complètement. L’approche empruntée ici signifie simplement que je m’appuierai sur deux thèses qui me paraissent centrales dans l’argumentaire de l’auteur – l’égalité entre les professionnel·le·s et les usagers·ères et l’idéal d’empowerment – et que je les discuterai sur la base d’éléments empiriques exposés dans mon article ou dans d’autres travaux. Je terminerai par une brève réflexion sur les interrogations à poursuivre afin de concrétiser au mieux la participation des usagers·ères.

De l’égalité entre les professionnel·le·s et les usagers·ères

La participation des usagers·ères à l’élaboration du travail social se justifie notamment par le fait que les savoirs ne seraient plus hiérarchisés. La frontière entre savoirs savants et savoirs profanes s’estomperait au profit d’une valorisation de leur complémentarité. Les usagers·ères seraient donc a priori détenteurs·trices d’une expertise aussi valable que celle des professionnel·le·s occupant un emploi. Que ce soit dans le domaine de la petite enfance ou dans celui de la prise en charge médico-sociale, l’expérience que font les usagers·ères du dispositif leur offre la légitimité de faire entendre leur voix. Cette dernière est alors censée avoir la même valeur que celle des professionnel·le·s. En poursuivant cette logique, parents et enfants sont appelés à devenir des « coauteurs » des domaines professionnels concernés par le travail social. D’une part, cette intention renverse le paradigme dominant selon lequel les professionnel·le·s seraient plus légitimes que les usagers·ères à définir et à construire leurs champs d’activités. D’autre part, elle est l’aboutissement d’un processus sociohistorique ayant débuté par une logique de consultation des destinataires du travail social. Pour ces deux raisons, la participation des usagers·ères peut effectivement être appréhendée comme une innovation. Néanmoins, comme l’écrit Stéphane Rullac, « l’escalier est long et raide », et sans verser dans le désenchantement total, je m’emploierai ici à souligner quelques résistances pouvant venir du terrain. Il ne s’agit pas d’une forme de procès à l’égard des professionnel·le·s qui, à titre individuel, souscrivent généralement à ce changement mais plutôt d’une mise en évidence de certaines « tendances lourdes » tenant à des manières de travailler institutionnalisées et concourant à fragiliser la structure même dudit escalier…

Tout d’abord, je mentionnerai à la suite de Morel (2012) que la voix des parents ne peut que difficilement prétendre avoir la même valeur que celle des professionnel·le·s tant elle semble perçue par le prisme de l’affect. Cet auteur montre dans sa recherche menée auprès d’enfants en situation d’échec scolaire précoce que le rapport affectif que les parents entretiennent avec leur enfant concourt à dévaluer leur point de vue. En raison de la relation les liant à leur enfant, les parents sont invités – pour ne pas dire obligés – à prendre part aux différents processus de décision le concernant. Ils y participent. Cependant, leur « expertise d’usage » de l’institution scolaire peut être jugée comme étant partiale et, de fait, elle n’a pas la même valeur que l’expertise démontrée par les professionnel·le·s. En effet, ils sont alors suspectés par les agent·e·s de l’institution scolaire d’être à la fois « juge et partie » (p. 165). En d’autres termes, l’expertise des parents serait profondément marquée par la subjectivité et donc non équivalente à celle des professionnel·le·s dont la nature objective serait gouvernée par des éléments factuels. Les parents sont ainsi mis hors-jeu du discours rationnel. Ce phénomène ne semble pas uniquement cantonné à la recherche menée par Morel (2012). Lors de l’enquête effectuée pour mon travail de thèse, je me suis entretenu avec plusieurs professionnel·le·s affirmant que les parents sont « sur une autre planète », dans « l’illusion » ou même qu’« ils entendent ce qu’ils veulent entendre ». Dès lors, comment prétendre à l’égalité entre parents-usagers et professionnel·le·s, si la valeur accordée aux points de vue n’est pas équivalente ?

Même lorsque la participation des usagers·ères est définie comme partie intégrante du fonctionnement d’un dispositif, le risque de mise à distance entre ces derniers·ères et les professionnel·le·s est bien latent. Je ne ferai pas ici appel à ma recherche de thèse, mais à celle menée par Garcia (2014) dans une crèche « parentale » en France. Il s’agit d’une structure dans laquelle les parents participent pleinement à la vie de la structure en y « travaillant ». Ils sont donc officiellement supposés collaborer avec les professionnel·le·s à l’accueil et à la prise en charge des jeunes enfants. Cependant, dans les actes, les parents semblent systématiquement considérés comme des « non-professionnel·le·s ». Une division morale et technique du travail s’instaure dans la crèche et procède à l’attribution de rôles spécifiques. Ainsi, les parents « sont “dégagés” de leur rôle social d’adulte éducateur au seul profit de leur rôle d’éducateur de leur enfant » (p. 236). En outre, l’auteure relève que ce sont avant tout les parents entretenant une connivence culturelle et sociale avec les éducateurs·trices de la petite enfance qui peuvent tirer des bénéfices de cette proximité quotidienne, notamment en termes d’acquisition de nouveaux savoirs. Pour les autres, cette proximité peut s’avérer désavantageuse dans la mesure où elle est une vitrine sur les manières de faire, de dire et d’être des parents. Dans les cas où les professionnel·le·s les jugeraient inadéquates, ils et elles n’hésiteraient pas à (re)mettre en question leurs compétences parentales. Cette possibilité pour les usagers·ères de pouvoir bénéficier ou pas de leur participation selon leurs caractéristiques sociales m’invite à revenir sur la seconde thèse de l’article de Stéphane Rullac, celle de l’empowerment.

De l’empowerment

La participation des usagers·ères aux différents dispositifs du travail social est théoriquement supposée être au service d’un idéal d’empowerment. Autrement dit, en participant, les usagers·ères sont amené·e·s à développer leur pouvoir d’agir autour de la situation les concernant. L’auteur met alors en évidence ce processus en soulevant les quatre grands enjeux le rendant possible et que je reprendrai ici de manière synthétique. Tout d’abord, il s’agit de reconnaître une expertise propre aux usagers·ères (enjeu démocratique). Une fois cette reconnaissance établie, les usagers·ères acquièrent le statut d’expert·e·s dans les différents dispositifs de travail social qu’ils et elles fréquentent (enjeu institutionnel). Fort·e·s de ce nouveau statut, les usagers·ères-expert·e·s auraient moins de chance d’être aliéné·e·s par le jeu institutionnel en prenant activement part à « leur propre prise en charge » (enjeu professionnel). Finalement, en acquérant cette fonction d’acteurs·trices du travail social, les usagers·ères peuvent être appelé·e·s à faire valoir leurs savoirs qu’il s’agirait à terme d’inclure dans le fonctionnement des dispositifs, ainsi que dans la formation des professionnel·le·s (enjeu scientifique). La reprise de ces quatre grands enjeux et de l’empowerment de l’usager·ère qui leur est associé témoigne bien du renversement de paradigme que le principe de participation cherche à opérer. L’usager·ère n’est plus seulement « objet » du travail, mais il en devient l’un des « sujets ». Néanmoins, en creux de ce changement, une autre logique peut se dessiner, celle de la responsabilisation. Les usagers·ères sont tenu·e·s responsables de leur participation et de ses effets.

Dans le cas des réseaux préscolaires, je donnais en introduction de mon article la parole à une psychomotricienne qui affirmait qu’elle ne pouvait pas forcer les parents à participer aux réseaux : «Ils sont responsables, cest leurs enfants et cest leur responsabilité de participer à un réseau ou pas» (Jennifer[1], psychomotricienne). Dans une perspective démocratique, les parents sont tenus responsables de leur participation et, de facto, de ce qui en découle. Par exemple, si les parents décident de ne pas se rendre à une rencontre de réseau et que, lors de ce dernier, des modifications dans la prise en charge de leur enfant sont discutées ou que des prévisions développementales sont exprimées, ils ne peuvent blâmer qu’eux-mêmes de ne pas être tenus au courant. De plus, la participation des parents au travail en réseau sous-entend aussi qu’ils sont censés occuper un rôle actif dans la circulation des informations entre les différent·e·s intervenant·e·s. Bien que cette activité soit parfois prise en charge directement par les professionnel·le·s, certain·e·s de ces derniers·ères peuvent demeurer « en dehors » du circuit. C’est notamment le cas des éducateurs·trices de la petite enfance qui n’ont pas toujours de contact régulier avec tous et toutes les thérapeutes et qui ne sont donc pas nécessairement mis·es au courant des dernières indications thérapeutiques. Afin de s’assurer qu’il y ait un maximum de continuité et de régularité dans les gestes thérapeutiques, c’est aux parents que revient cette responsabilité. En cas de non-participation, les parents peuvent par ailleurs être perçus comme des parents n’ayant que peu d’intérêt pour le bien-être de leur enfant et « démissionnaires ». Ces deux exemples limités au domaine des réseaux préscolaires montrent qu’en devenant un nouvel horizon vers lequel sont supposés tendre les usagers·ères, la participation s’inscrit aussi dans un processus de responsabilisation de ces derniers·ères. Ils et elles sont responsables de leur participation ou de leur non-participation et des événements qui en découlent tant pour leur enfant que pour elles et eux.

Dans une recherche menée sur l’Ecole des Parents de Genève, Odier (2018) a entrepris une analyse des archives de l’association afin de montrer de quelle manière a évolué la question parentale entre 1950 et 2010. L’un des résultats de cette analyse concerne les transformations intervenues dans la conception de la figure parentale. Considérés dans les années 50 comme passifs, les parents sont avant tout une catégorie de population sur laquelle les professionnel·le·s doivent travailler. Ils ne participent alors pas aux processus de production de savoirs. Bien que les savoirs profanes aient peu à peu conquis leur place, ce n’est que dans les années 1990 que les parents sont reconnus comme des acteurs réflexifs pouvant participer à leur propre prise en charge et porteurs d’un certain nombre de savoirs. Dans le sillage de cette reconnaissance se développent de nombreuses activités dans lesquelles les parents sont de plus en plus amenés à « se raconter ». Ce double processus de reconnaissance et de promotion d’une forme de participation passant par la mise en récit de leurs pratiques éducatives va accentuer la responsabilité des parents à trouver des solutions aux difficultés qu’ils rencontrent par eux-mêmes. Participation rime dès lors avec responsabilisation. Mais l’effet insidieux de cette participation ne s’arrête pas là. À travers leurs récits, les parents sont amenés à se dévoiler. Ils offrent de précieuses informations aux professionnel·le·s auxquelles ces derniers·ères n’auraient peut-être pas eu accès dans d’autres circonstances. Afin de modérer les effets négatifs de ce dévoilement, les parents doivent être transparents sans trop l’être, car cela pourrait revenir à « tendre le bâton pour se faire battre ». Un effet de surveillance accrue peut donc se déployer dans l’ombre de la participation des usagers·ères. L’auteure de la recherche l’écrit ainsi : « En même temps que les parents sont inclus dans les procédures de production de savoirs en matière de pratiques éducatives, ils sont également l’objet d’une surveillance élargie de leurs pratiques parentales » (p. 323).

Pour conclure

Au risque de me répéter, l’objectif de cette réaction par écrit n’était pas de démontrer que la participation des usagers·ères n’est qu’un simple leurre au service d’un contrôle accru des professionnel·le·s et qu’en conséquence, il faudrait se détourner de cette voie-là. Il n’était pas non plus de porter atteinte à la qualité de l’article de Stéphane Rullac. En revanche, la perspective critique adoptée ici vise bien à s’interroger sur la construction de la participation comme un « bien en soi » (Charles, 2012). Il s’agit sans aucun doute d’un des outils les plus pertinents et utiles pour limiter l’emprise des dichotomies traditionnelles – profanes/savants, théoriques/pratiques, etc. – dans le champ du travail social. Néanmoins, sa promotion ne me semble pas pouvoir faire l’économie d’une réflexion sur sa part d’ombre. En ce sens, il me semble que la question à poser n’est pas : faut-il penser l’élaboration du travail social en visant davantage de participation des usagers·ères ? Dans une perspective démocratique, la réponse serait sans doute affirmative. Selon moi, la question fondamentale est double et peut être formulée ainsi : quelles sont les conditions de possibilité de participation des usagers·ères et dans quelle mesure contribuent-elles vraiment à augmenter leur « pouvoir d’agir » ?

Par Alexandre Sotirov, assistant diplômé à la HEP

Bibliographie

Charles, Julien (2012), « Les charges de la participation », SociologieS [en ligne]. Consulté le 22 mars 2021 sur http ://journals.openedition.org/sociologies/4151

Garcia, Sandrine (2014), « Construction de l’autonomie professionnelle et assignation des parents à une position de profanes dans les crèches parentales », in C. Martin, «Etre un bon parent»: une injonction contemporaine, Presses de l’EHESP, Rennes, pp. 229-244.

Morel, Stanislas (2012), « La cause de mon enfant. Mobilisations individuelles de parents d’enfants en échec scolaire précoce », Politix N°92, pp. 153-176.

Odier, Lorraine (2018), Métamorphoses de la question parentale, Antipodes, Lausanne.

 

[1]-Il s’agit d’un pseudonyme.

Retour en haut