Le 128 esquissé

Le dossier

Bonvin convoque quatre philosophes politiques et montre leurs conceptions de la justice sociale. Hayek est le chantre de l’économie de marché, l’Etat est l’ennemi des libertés individuelles et les inégalités ne sont pas un problème, elles sont justes et légitimes, le mérite est roi. Pour Marx, l’ordre capitaliste doit être détruit, la justice sociale se bâtira sur l’élimination de l’aliénation et de l’exploitation. A chacun selon ses besoins, et de chacun selon ses moyens. Pour Rawls, il faut encadrer le marché, et pour Sen il faut que chacun·e puisse développer ses « capabilités » et les mettre en œuvre. L’irréductible opposition entre le mérite, l’égalité et l’égalité des chances se retrouve aussi dans le travail avec des enfants.

Kühni (K.) commence par évoquer la complexité de la notion de justice et continue en prétendant qu’il est vital de se demander ce qui fonde nos décisions et nos actes. En passant par l’école, elle finit dans une garderie et insiste sur l’écart entre les principes affichés et la réalité de l’organisation du travail éducatif. Piaget fait une apparition alors qu’une légère baston pour la balançoire pousse l’éducatrice à inventer un truc. Entre collègues, la répartition des tâches n’est pas vraiment équitable, puisque certaines accaparent les tâches nobles et délèguent de fait les tâches dites subalternes.

Borel a été une petite fille confrontée aux justices approximatives et contradictoires des adultes professionnels et parentaux. Elle a commis quelques bêtises, subi quelques réprimandes et profité de multiples réparations. Les intelligences enfantines sont redoutables d’acuité. Ces souvenirs, heureux ou cuisants, vivent encore dans son travail avec les enfants et lui font mesurer les enjeux d’une éducation de qualité. La mémoire est aussi un outil critique quand elle ne sert pas qu’à la glorification du passé.

Mühlebach fabrique des horaires de travail, elle y met de l’application et cherche à satisfaire au mieux des demandes qui peuvent être contradictoires. Ce faisant, elle bute sur l’irrationalité incontournable des critères du juste et du beau. En chemin, elle évoque les justifications de Boltansky et Thévenot, y trouve des arguments et se dépêtre de ces injustices proclamées, probablement réellement éprouvées, qui minent le travail d’équipe.

Fracheboud s’arrête devant une photographie de Bolin : des ouvriers s’y confondent avec le mur de l’usine dont ils ont été licenciés. La loi sur l’accueil de jour affiche une volonté de soutien à un travail éducatif de qualité et prétend favoriser une égalité des chances, pendant que d’autres autorités entreprennent de les ruiner. S’occuper d’enfants venant de milieux extrêmement contrastés (économiquement, culturellement et socialement), implique une certaine clairvoyance doublée d’une faculté d’analyse. Il faut aussi que les équipes bénéficient d’une certaine capacité d’action et d’invention…

La Rémige est prise dans un labyrinthe avec des masques, des grimaces et des faux-semblants. Au milieu, on rencontre des enfants embarqués dans des sentiments d’injustice qu’il faut prendre au sérieux sans faux-fuyants. Avec le risque de commettre quelques impairs moraux et judiciaires quand il s’agit de trancher entre le juste et l’injuste…

Faire & Penser

Tapparel revient sur cette opposition fatigante qui joue le développement contre l’apprentissage, Piaget contre Vygotski, le bourgeois contre le bolchevik. Sur le terrain, ces conceptions ne sont pas si antagoniques que ça. Quand on observe les enfants se livrer à leurs jeux plus ou moins industrieux, force est de mesurer que les professionnel·le·s s’intéressent aussi bien à leur développement qu’à cette zone proximale d’apprentissage. Comprendre et agir ne s’arrêtent pas aux portes des chapelles doctrinales.

Moussy fait dialoguer une stagiaire curieuse (mais scolaire) avec une éducatrice faite au feu du réel (mais cultivée). On assiste alors à un ballet serré entre des principes qui se parent souvent d’une prétendue innovation et des connaissances anciennes qui l’avaient déjà si bien dit. L’avantage de la chose étant, bien entendu, de nous pousser à relire certains textes avec, en prime, le plaisir et la richesse des savoirs produits à l’échelle du quotidien. Les enfants n’ont pas attendu les philosophes pour être intelligents au monde.

Chercher & Travailler

Mezzena, Cornut et Stroumza se sont intéressées aux pratiques gestionnaires et à leurs effets. Le « managérialisme » déroule sa propre rationalité qui se tient à distance du travail réel des professionnel·le·s tout en enserrant les pratiques dans des prescriptions pléthoriques. Celles et ceux qui s’y collent se retrouvent très loin de ce qui leur tient à cœur, empêtré·e·s dans des injonctions contradictoires et mis·es en demeure de rendre compte de gestes qui, ainsi posés, perdent sens et valeur. Et pourtant ça résiste et, par des détours discrets, quelques-un·e·s parviennent à faire vivre ce qu’ils/elles savent faire.

Bonnard, Bressan et Vaucher se sont attachées à comprendre ce que l’on fait de la parole des enfants à l’hôpital et chez les médecins. A l’usage, il faut admettre que les enfants ont une intelligence vive de ce qui leur arrive et qu’ils sont capables d’en faire quelque chose pour peu qu’on leur accorde une réelle attention. Cette approche anthropologique nous fait mesurer combien nombre d’interactions sont à la limite d’une assourdissante grossièreté relationnelle et nous oblige à nous voir parfois au seuil de la médiocrité.

Dire & Lire

Kühni (K.) a lu un livre de Cifali qui se penche sur une pléiade de problèmes qui nous tarabustent depuis longtemps. Il s’agit de rencontres qui exigent présence et intelligence, parce que l’autre compte vraiment et que ce qui advient nous appartient aussi. L’étonnement est une nécessité quand on cherche à comprendre par le corps et l’intellect. Il reste les risques de l’imprévu, avec les aléas des situations qui se retrouvent si loin de l’attendu… Chercher et mettre en œuvre sont parcourus par les énigmes du sensible, et c’est là que la question de la conformité aux standards paraît bien anodine.

Wuillemin s’est trouvé bien mal pris dans l’univers panoptique de Bentham. Il en a fait un slam qu’il convient de scander dans les lieux d’accueil de la petite enfance. Toute comparaison, même allusive, avec les horreurs pénitentiaires est absolument légitime. 

Jacques Kühni

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