Modèles développementaux et éducation: et si… nous sortions de l’opposition?

Deux conceptions du développement de l’enfant se rencontrent, voire même se confrontent, dans le domaine de l’éducation dans nos contrées : celle de Piaget et celle de Vygotski. Pour Piaget, le développement est premier et l’apprentissage second alors que, pour Vygotski, l’apprentissage précède, anticipe et provoque le développement (Moro & Tapparel, 2012). Je tenterai de montrer que ces deux conceptions, opposées d’un point de vue théorique, ne sont en rien exclusives l’une de l’autre sur le terrain de la petite enfance.

Débutons par un extrait d’Emile ou De l’éducation, écrit par Rousseau en 1762.

« Les enfants, grands imitateurs, essayent tous de dessiner […]. Je veux qu’il ait sous les yeux l’original même et non pas le papier qui le représente, qu’il crayonne une maison sur une maison, un arbre sur un arbre, un homme sur un homme […]. Je sais bien que de cette manière il barbouillera longtemps sans rien faire de reconnaissable, qu’il prendra tard l’élégance des contours et le trait léger des dessinateurs, peut-être jamais le discernement des effets pittoresques et le bon goût du dessin ; en revanche, il contractera certainement un coup d’œil plus juste, une main plus sûre, la connaissance des vrais rapports de grandeur et de figure qui sont entre les animaux, les plantes et les corps naturels, et une plus prompte expérience du jeu de la perspective […].

Au reste, dans cet exercice, ainsi que dans tous les autres, je ne prétends pas que mon élève en ait seul l’amusement. Je veux le lui rendre plus agréable encore en le partageant sans cesse avec lui. Je ne veux point qu’il ait d’autre émule que moi, mais je serai son émule sans relâche et sans risque ; cela mettra de l’intérêt dans ses occupations […]. Je prendrai le crayon à son exemple ; je l’emploierai d’abord aussi maladroitement que lui […]. Je commencerai par tracer un homme comme les laquais les tracent contre les murs ; une barre pour chaque bras, une barre pour chaque jambe, et des doigts plus gros que le bras. Bien longtemps après nous nous apercevrons l’un ou l’autre de cette disproportion ; nous remarquerons qu’une jambe a de l’épaisseur, que cette épaisseur n’est pas partout la même ; que le bras a sa longueur déterminée par rapport au corps, etc. Dans ce progrès, je marcherai tout au plus à côté de lui, ou je le devancerai de si peu, qu’il lui sera toujours aisé de m’atteindre, et souvent de me surpasser (Rousseau, 1762 / 1966, pp. 183-184). »

Cet extrait peut être mobilisé pour illustrer la conception du développement de l’enfant de Rousseau qui préfigure, notamment, celles de Claparède et de Piaget (Moro & Tapparel, 2011). Dans la première partie de l’extrait, Rousseau propose à Emile de dessiner. Cette situation repose sur l’intérêt que manifeste Emile pour le dessin et lui permet, comme le signale Rousseau, de développer, seul, ses capacités d’observation, le contrôle de sa posture, l’assouplissement de sa main, la connaissance des vrais rapports de grandeur entre les objets / êtres vivants. Autrement dit, Rousseau offre à Emile les « conditions d’apprentissage naturelles » et « [vient] en quelque sorte développer les capacités toujours déjà là comme le jardinier fait pousser en l’arrosant la plante qui contient, en germe – c’est le cas de le dire – toutes les potentialités » (Schneuwly, 1995, pp. 27-28, citant Claparède, 1923, d’après la réédition de 1931, p. 161). Dans cette conception, le développement de l’enfant est conçu comme naturel, spontané, et l’éducation, comme accompagnement au développement. L’éducation n’a que peu d’impact sur le développement : l’éducateur ayant pour principale fonction de fournir un environnement stimulant favorisant l’activité de l’enfant qui se développe en fonction de ses intérêts et de ses besoins (Moro & Tapparel, 2011).

La seconde partie de l’extrait laisse apparaître des actions éducatives qui peuvent être interprétées à l’aune de la conception du développement de l’enfant de Vygotski. Rousseau mentionne participer à « l’amusement ». Ainsi, il n’organise pas uniquement une situation qui réponde aux intérêts d’Emile, mais il contribue également activement, par sa propre activité, au maintien de l’intérêt de celui-ci pour ladite situation. Nous pourrions même envisager, que sa présence et son activité provoquent son intérêt pour la situation. Plus loin, Rousseau décrit qu’il calque sa graphie sur celle d’Emile tout en ajoutant qu’il peut également le devancer de quelque peu. En procédant ainsi, il introduit Emile à un savoir-faire nouveau qui pourrait aboutir – si Emile s’approprie le savoir-faire transmis – à la transformation de son agir. Dans la conception vygotskienne, le développement est historico-culturel et l’éducation, source de celui-ci. L’éducation est centrale : l’éducateur ayant pour fonction d’introduire l’enfant à des contenus culturels nouveaux (i.e. des savoirs, des savoir-faire) qui, lorsqu’ils sont appropriés par l’enfant, transforment son agir, sa pensée et sa parole (Moro & Tapparel, 2012). Les situations que l’éducateur organise sont ainsi considérées comme des « “fenêtres” d’entrée dans la culture » (Brossard, 2001, p. 425) et instaurent une zone de développement potentiel. Cette zone est définie comme « [l’]espace se trouvant entre un niveau – celui des problèmes que l’enfant peut résoudre seul – et un niveau supérieur – celui des problèmes qu’il résout avec l’aide de l’adulte » (Brossard, 2004, pp. 104-105).

La situation dessin issue d’Emile ou De l’éducation peut donc être analysée non seulement avec le modèle piagétien du développement psychologique, auquel elle se rattache théoriquement, mais également avec celui de Vygotski. Ne pourrions-nous dès lors pas considérer que, sur le terrain de l’éducation de l’enfance, ces deux modèles cohabitent ?

Et si… nous sortions  de l’opposition ?

L’éducation de l’enfance ne pourrait-elle pas être parfois accompagnement des capacités existantes de l’enfant et d’autres fois source de développement de ses capacités potentielles ? Ne pourrait-elle pas être faite de situations éducatives ouvrant vers une exploration / expérimentation de la part de l’enfant et de situations éducatives constituant des « “fenêtres” d’entrée dans la culture » ?

Revenons, pour répondre à cette interrogation, à la situation dessin / peinture qui est, comme le signalait déjà Rousseau dans ses écrits, une situation qui répond aux intérêts de l’enfant. Prenons une situation actuelle[1] organisée, pour la première fois de l’année institutionnelle, dans un groupe d’enfants âgés de 2 à 3 ans – les Trotteurs – dans une structure d’accueil collectif de jour.

Dans cette situation, l’éducateur propose le matériel suivant : une feuille A3, une éponge[2] dont l’un des côtés est mou et l’autre rugueux, trois couleurs de peinture, du bleu, du jaune et du rouge placées dans des petits pots de peinture individuels. La situation se déroule à table. Les enfants sont néanmoins libres de s’asseoir sur une chaise ou de rester debout. Au début de la situation, l’éducateur propose aux cinq enfants présents de choisir la couleur de peinture qu’ils souhaitent utiliser au début de l’activité.

« L’éducateur organise les objets dans l’espace. Il dépose sur la table devant chaque enfant une feuille A3 en nommant le prénom de l’enfant à qui la feuille est destinée et en mentionnant explicitement qu’il s’agit de sa feuille. Il dépose ensuite une éponge sur chaque feuille en nommant toujours le prénom de l’enfant et en mentionnant explicitement qu’il s’agit de son éponge. Il place enfin le petit pot de peinture choisi par chaque enfant sur la table à proximité immédiate de sa feuille en le montrant à l’enfant et en lui disant qu’il s’agit de son pot […].

Lorsque tous les enfants sont servis, l’éducateur prend une feuille, une éponge et un petit pot de peinture. Il attire l’attention de tous les enfants puis dit : “Vous pouvez tremper l’éponge dedans [il prend l’éponge, la place au-dessus du petit pot de peinture comme s’il allait la tremper dans la peinture] et puis peindre sur la feuille comme vous voulez [il fait glisser l’éponge sur la feuille].” […].

La plupart des enfants prennent leur éponge, la trempent dans leur petit pot de peinture et la font glisser sur leur feuille. Nathanaël plonge son éponge dans le petit pot de peinture de son camarade assis à sa droite, Médéric. Médéric manifeste son mécontentement en disant : “Non, non, non.” L’éducateur indique, à plusieurs reprises, à Nathanaël où est le petit pot de peinture qu’il a choisi en pointant le petit pot et en disant : “Ça c’est le tien.” Après plusieurs indications, Nathanaël prend la peinture dans son petit pot. Il se met alors à peindre sur la nappe à côté de sa feuille. L’éducateur pose sa main sur la feuille de Nathanaël, tape sur celle-ci à quatre reprises tout en lui disant : “Nathanaël, tu fais sur la feuille plutôt ? C’est fait exprès.” Nathanaël pose son éponge sur la feuille et se met à peindre […].

Les enfants peignent librement sur leur feuille pendant plusieurs minutes. L’éducateur les observe puis leur propose, s’ils le souhaitent, de changer de couleur. »

Pour pouvoir peindre, chaque enfant doit réaliser les actions suivantes[3] : prendre la peinture dans son petit pot avec son éponge, étaler la peinture avec l’éponge sur sa feuille. Ces actions font appel aux capacités suivantes : fixer son attention sur ses objets, peindre dans son espace de peinture, connaître et réaliser l’usage conventionnel[4] des objets (Tapparel, 2015).

Dans la première partie de l’extrait, l’éducateur construit les espaces individuels de peinture de chaque enfant en présentant à chacun d’eux les objets qui le constituent, soit : une feuille, une éponge – qui est placée sur la feuille – et un petit pot de peinture. Dans la deuxième partie de l’extrait, il transmet aux enfants l’usage conventionnel de ces objets en en démontrant partiellement leur usage : il prend une éponge, la place au-dessus du petit pot de peinture en disant : « Vous pouvez tremper l’éponge dedans » puis fait glisser l’éponge sur la feuille en mentionnant : « […] et puis peindre sur la feuille comme vous voulez ». Par ces actions éducatives, l’éducateur introduit les enfants aux objets dotés de significations culturelles et ouvre, ainsi, une « fenêtre » sur la culture. Quelques minutes plus tard (troisième partie de l’extrait), l’éducateur rappelle à Nathanaël la signification des objets qui l’entourent : il oriente l’attention de Nathanaël sur le petit pot de peinture qui fait partie de son espace individuel de peinture puis indique que la feuille est le support à l’acte de peindre. L’éducateur, par ces interventions, ne transmet pas uniquement l’usage conventionnel des objets (i.e. les significations qui ont été attribuées par les êtres humains à ces objets), mais transmet également les règles de vie en collectivité, soit, ici, respecter les espaces individuels de chacun et respecter le matériel.

A l’instant précis où l’éducateur dit : « […] peindre comme vous voulez », il ouvre un espace d’exploration et d’expérimentation. Chaque enfant est alors libre, individuellement, d’explorer et d’expérimenter les sensations produites par son activité avec ces différents objets : sentir l’effet de la peinture sur la feuille lorsqu’il utilise le côté mou de l’éponge, sentir l’effet de la peinture sur la feuille lorsqu’il utilise le côté dur de l’éponge, écouter le bruit que fait le côté dur de l’éponge lorsqu’il la gratte plus ou moins rapidement sur la feuille, regarder les traces qu’il laisse en étalant la peinture sur sa feuille avec le côté mou ou le côté dur de l’éponge, regarder l’effet produit lorsqu’il mélange les couleurs de peinture sur sa feuille, sentir la texture de la peinture sur ses doigts lorsqu’il la touche, sentir la texture des deux côtés de l’éponge. Chacun est également libre de partager avec l’éducateur ou ses camarades ce qu’il sent, voit, entend. L’éducateur, durant ce temps, est présent. Il observe les expériences faites par chaque enfant et accompagne les découvertes de chacun sans les orienter, ni les induire. Il répond uniquement aux interpellations de l’enfant, aux manifestations de son intérêt.

Dans cette situation peinture, l’éducateur adopte deux postures différentes : dans un premier temps, il introduit les enfants aux outils culturels et instaure une zone de développement potentiel tout en ne perdant pas de vue les capacités existantes des enfants (Tapparel, 2015) et dans un deuxième temps, lorsque les usages des objets ont été appropriés par chaque enfant, il devient accompagnant du développement existant. Ce deuxième temps tend à s’allonger en cours d’année institutionnelle : les enfants s’étant appropriés les usages conventionnels de ces objets, il n’est plus nécessaire, pour l’éducateur, de les démontrer au début de chaque situation. L’éducateur peut alors, s’il le souhaite, introduire les enfants à d’autres outils culturels. Il peut, par exemple, leur proposer d’utiliser une brosse à dents comme outil pour peindre. Le recours à cet outil nécessite un nouveau temps de transmission de significations par l’éducateur et d’appropriation par les enfants : ceux-ci ayant à déconstruire l’usage conventionnel de la brosse à dents – la brosse à dents comme outil pour se brosser les dents – et à construire un nouvel usage approprié à la situation – la brosse à dents comme outil pour peindre (Tapparel, 2013). Dès que cet usage est approprié par chaque enfant, un nouvel espace d’exploration et d’expérimentation s’ouvre à lui : sentir le contact des poils de la brosse à dents sur le papier lorsqu’il étale la peinture avec celle-ci, regarder les traces laissées par la peinture lorsqu’elle est étalée avec les poils de la brosse à dents…

Ces deux postures ne sont donc nullement incompatibles sur le terrain de l’éducation de l’enfance. Toutes deux me semblent d’ailleurs essentielles pour le bon développement de l’enfant : celui-ci n’étant pas uniquement transformation de l’agir, de la parole et de la pensée, mais étant également développement sensoriel, moteur… Il n’y a donc pas de posture qui soit plus juste qu’une autre. L’essentiel est plutôt que l’éducateur sache ce qu’il fait, pour quoi il le fait et comment il le fait. 

Sophie Tapparel

Bibliographie

Brossard, Michel (2001), « Situations et formes d’apprentissage », Revue Suisse des sciences de l’éducation. Thema: Eclairage sur la «cognition située» et modélisations des contextes d’apprentissage, 23(3), 423-439.

Brossard, Michel (2004). Vygotski. Lectures et perspectives de recherches en éducation. Villeneuve d’Ascq, France : Presses Universitaires du Septentrion.

Claparède, Edouard (1931). L’éducation fonctionnelle. Neu­châtel, Paris : Delachaux & Niestlé.

Moro, Christiane et Rodríguez, Cintia (2005). L’objet et la construction de son usage chez le bébé. Une approche sémiotique du développement préverbal. Berne, Suisse : Peter Lang.

Moro, Christiane et Tapparel, Sophie (2011), « Sans éducation, le développement est-il possible ? Le rôle de l’éducateur aujourd’hui », dans Les apprentissages… rien à voir avec le savoir. Actes des «Journées d’études genevoises de la petite enfance» organisées à Genève les 8 et 9 février 2011 (pp. 51-76). Genève, Suisse : Formation continue petite enfance.

Moro, Christiane et Tapparel, Sophie (2012), « La situation éducative : lieu d’appropriation des significations chez l’enfant », Prisme, 16, 35-36.

Munch, Anne-Marie (2009). Quelle transition entre l’Institution de la petite enfance et l’Ecole enfantine à Genève? L’éducation et l’enseignement préscolaires à la lumière de la didactique comparée (thèse de doctorat, Université de Genève, Suisse). Récupéré du site de l’Université de Genève : http ://archive-ouverte.unige.ch/unige :4775

Rousseau, Jean-Jacques (1762 / 1966). Emile ou De l’éducation. Paris, Garnier-Flammarion.

Schneuwly, Bernard (1995), « De l’importance de l’enseignement pour le développement. Vygotski et l’école », Psychologie & Education, 21, 25-37.

Tapparel, Sophie (2013), « Micro-rupture et développement psychologique en situation éducative dans un Centre de vie enfantine : l’objet « brose à dents » comme outil pour peindre en situation peinture ». Dans J.-P. Bernié (dir.), Vygotski et l’école, apports et limites d’un modèle théorique (pp. 141-152). Bordeaux, France : Presses universitaires de Bordeaux.

Tapparel, Sophie (2015). Situations éducatives, matérialité et développement psychologique. Etude de cas dans un Centre de vie enfantine lausannois. (thèse de doctorat, Université de Lausanne, Suisse). Récupéré du site de l’Université de Lausanne : https ://serval.unil.ch/resource/serval :BIB_EBBD6BA6DDB7.P001/REF

 

[1]-La situation décrite est issue de ma thèse de doctorat (Tapparel, 2015) et a été observée dans un groupe de Trotteurs dans un centre de vie enfantine lausannois en septembre 2009.

[2]-L’éponge est un outil communément utilisé pour peindre dans les structures d’accueil collectif de jour (Tapparel, 2015).

[3]-Ces éléments résultent d’une analyse a priori. Cet outil a été développé par l’équipe de didactique comparée de Genève. Il s’articule autour de trois axes : « Les actions que comporte la tâche prescrite pour un sujet générique (conduites expertes), celles attribuables a priori à un éducateur / enseignant et celles susceptibles d’être produites par des enfants / élèves [… d’un âge donné] dans l’interaction avec leur éducateur / enseignant » (Munch, 2009, p. 46).

[4]-L’usage conventionnel des objets est ce que l’on fait avec l’objet (Moro & Rodríguez, 2005).

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