De bruit et de fureur: la haine et l’amour en structures d’accueil

« Les cris des petits l’irritent, elle en hurlerait elle aussi. Le pépiement harassant des enfants, leurs voix de crécerelle, leurs “ pourquoi ? ”, leurs désirs égoïstes lui rompent le crâne. “ C’est quand demain ? ” demande Mila, des centaines de fois. Louise ne peut pas chanter une chanson sans qu’ils la supplient de recommencer, ils exigent l’éternelle répétition de tout, des histoires, des jeux, des grimaces, et Louise n’en peut plus. Elle n’a plus d’indulgence pour les pleurs, les caprices, les joies hystériques.

Il lui prend parfois l’envie de poser ses doigts autour du cou d’Adam et de le secouer jusqu’à ce qu’il s’évanouisse. Elle chasse ces idées d’un grand mouvement de tête. Elle parvient à ne plus y penser mais une marée sombre et gluante l’a envahie tout entière. » (Slimani, 2016, p. 230)

Cet extrait est tiré d’un roman de Leïla Slimani, qui raconte la lente descente aux enfers d’une nounou. Ses « patrons » l’ont trouvée parfaite, tant elle faisait d’efforts pour se rendre indispensable et ainsi trouver quelque part une vraie place dans une histoire de vie sordide. Elle-même ressentait un plaisir infini à jouer avec les enfants, les bercer, les regarder grandir. Mais peu à peu, elle se fait rattraper par son histoire et par les inégalités sociales : ce monde ne sera jamais le sien. Et elle bascule, emportée par la crainte de se retrouver de nouveau seule dans un monde hostile. La haine monte en elle. Cela finira très mal.

Ce que cette fiction met en avant, c’est que, même si c’est politiquement incorrect de le dire, les enfants sont régulièrement haïs par ceux qui s’en occupent. J’entends déjà des voix qui s’élèvent : « La nounou d’accord, mais pas nous, nous qui sommes des professionnel∙le∙s, formé∙e∙s, expérimenté∙e∙s, hors de tout soupçon ! » Alors je vais me fendre d’un souvenir ancien, qui m’est revenu immédiatement à l’évocation de cette question de la haine dans les structures d’accueil.

Cet enfant, cela faisait déjà un moment qu’il me courait sur le fil, à toujours s’opposer, tenter de nous frapper, nous les adultes ou ses camarades, piquer des crises qui nous obligeaient à déballer des trésors de patience et d’énergie juste pour rentrer au Centre de vie enfantine alors qu’on avait tenté une promenade. Ce jour-là, je ne me souviens plus ce qui avait déclenché la crise, mais je me trouvais seule avec lui au vestiaire à tenter d’obtenir de lui qu’il se calme et accepte de suivre la vie du groupe. Soudain, il m’a décoché un coup de pied. Et là, j’ai senti la haine monter, me déborder. Au vol, j’ai attrapé son pied. Si je voulais me mentir, je dirais que j’ai juste voulu me protéger et que, malheureusement, il a basculé en arrière. Mais en fait, j’ai mis dans mon mouvement bien plus de force que nécessaire, car à ce moment-là, je voulais juste que « ça cesse », qu’il disparaisse, c’était sa peau ou la mienne. J’étais hors de moi comme on dit. J’ai été brutalement réveillée par le bruit qu’a fait sa tête en heurtant le sol… Il en a été quitte pour une bosse et, moi, j’ai payé mon geste de quelques mauvaises nuits.

Je n’arrivais pas à accepter qu’il y avait, quelque part niché en moi, cette haine. J’avais décidé de faire un travail au service des autres, un travail avec de jeunes enfants parce que j’aimais vivre avec eux, j’appréciais leur fraîcheur, leur manière de regarder le monde avec curiosité, leur appétence pour chercher à le comprendre, le décrypter, et voilà que je découvrais que je pouvais les détester, les haïr même, que je pouvais vouloir qu’ils disparaissent, et passer à l’acte. Cette idée m’était insupportable. Tellement insupportable, que mon premier réflexe a été de tenter de mettre un couvercle sur cette haine, de m’efforcer de ne pas la ressentir, de la renfoncer à l’intérieur. Mais c’était peine perdue, elle revenait toujours plus forte, plus menaçante. Comme le dit Jean-Pierre Lebrun (2006, p. 159) : « Ce qui nous irait bien, c’est que la haine ne nous habite pas, qu’elle ne soit pas en nous, qu’elle ne nous ait pas construite. Qu’il arrive qu’elle nous concerne oui, éventuellement dans la mesure où nous pouvons en être l’objet ou la victime. Que nous devions reconnaître qu’elle existe, oui malheureusement, nous ne pouvons l’empêcher d’exister. Mais qu’elle soit ailleurs, chez l’autre, le tout proche ou le très lointain, peu importe, mais pas à l’intérieur de nos propres remparts, pas dans notre propre cité, pas logée dans notre propre corps. »

 J’ai mis du temps pour comprendre, pour accepter que cette haine, c’était aussi moi et que je ne pourrai pas l’éradiquer, qu’elle reviendrait me titiller et que, si je voulais poursuivre ce travail, il faudrait que je trouve un modus vivendi avec elle, que je ne pourrai ni la contenir complètement à l’intérieur, ni la laisser sauvagement surgir ou pire, la nier, refuser de la voir, me trouver des excuses. « Il semble que de génération en génération, le deuil d’une réalité uniquement positive doive être recommencé ; c’est d’ailleurs la condition pour que chacun puisse travailler sa potentialité destructive » (Cifali, 2008, p. 141). Plus nos idéaux de « professionnel∙le parfait∙e » sont élevés, plus nous avons de la peine à accepter notre part d’ombre, plus nous sommes en difficulté pour y faire face. « La pensée autour du bébé ne doit pas dévoiler les ratés, le négatif, la haine et la destructivité qui pourtant sont tout aussi nécessaires que le lien organisé par la pulsion de vie. Faute de pouvoir penser le côté obscur de nos relations, nous risquons bien de voir se multiplier les passages à l’acte » (Sanguet, 2016, p. 79).

Accepter cette haine qui surgit envers l’enfant est d’autant plus difficile qu’au café du commerce, lorsqu’un∙e éducateur/trice ou un∙e enseignant∙e maltraite un enfant, c’est tout de suite l’image du monstre qui est convoquée. La haine envers les enfants est un impensé et celui qui la met en acte est mis au ban de la société. Selon Pellé (2012, p. 79), « nous sommes une civilisation de la haine, tellement dedans que nous n’en éprouvons plus le sentiment, que nous ne nous reconnaissons pas dans l’expression de cet affect ». La haine, c’est toujours l’autre, le raciste, le terroriste, l’abuseur, le parent maltraitant. « On peut nourrir sa haine de l’autre sans culpabilité tant est différent de moi cet autre (…) toutes figures autorisées pour satisfaire en bonne conscience l’expression de sa propre haine » (Ibidem, p. 79). Lorsque nous sommes en difficulté avec un enfant, il nous est souvent bien pratique d’en accuser les parents, de détourner sur eux la haine ressentie. Ici, sans doute, faudrait-il s’arrêter sur la manière que nous avons de considérer certains parents comme peu adéquats, peu intéressés par leurs enfants parce que, par exemple, ils demandent une place en crèche à un pourcentage élevé alors qu’ils ne travaillent pas. Et si c’était le contraire ? Et si c’était parce qu’ils désirent lui offrir le meilleur qu’ils font cette demande ? Est-ce que cela ne serait pas aussi nourrissant pour notre propre reconnaissance de considérer la situation de ce point de vue ? La haine peut aussi se cacher dans un discours que l’on croit bienveillant, une « haine qui ne dit pas son nom » (Ibid., p. 75).

Pascale Molinier (2004, p. 12) nous offre pourtant quelques pistes qui permettent de comprendre que ce métier, dans son organisation comme dans les représentations qui y sont liées, est porteur du risque de dérapage : s’occuper de bébés et de jeunes enfants est difficile. Le travail de maternage est exigeant et monotone, l’adulte doit faire face à ses propres résonances ainsi qu’à l’expression brute des affects exprimés par les enfants tout en maîtrisant les siens propres. « L’une des raisons pour lesquelles les dimensions ingrates du travail maternel auprès du nourrisson peuvent être supportées, c’est précisément que ce travail n’est pas destiné à durer éternellement. Les auxiliaires, elles, en prennent pour trente ans puisqu’il n’existe aucune promotion dans la carrière » (Ibidem, p. 4). Le travail du care, lorsqu’il est bien fait, ne se voit pas justement, doit même rester invisible. De plus, reconnaître haïr des bébés remet en question l’identité féminine des professionnelles, qui sont, faut-il le rappeler, essentiellement des femmes, assignées en tant que telles à aimer les enfants. Impossible par conséquent d’exprimer le ras-le-bol des enfants, difficile de mettre en avant le travail accompli pour pacifier la journée quotidienne.

Il faut se faire une raison : la haine comme l’amour habitent nos vies, privées comme professionnelles. Nos propres enfants nous font parfois ressentir des bouffées de haine. L’une de mes filles par exemple, à laquelle je porte pourtant un amour inconditionnel, a une capacité étonnante à me pousser à bout. A me transformer en Gorgone ou quelque chose d’approchant, et je me surprends à lui dire ou plutôt à lui crier des choses que je me sens ensuite malheureuse d’avoir prononcées.

Travailler avec de jeunes enfants, c’est se confronter également au plaisir et à la séduction. Il n’existe pas d’amour « pur et immaculé ». Il y a une histoire de sexualité dans le lien à l’enfant. Ose-t-on encore le dire à l’heure où la menace pédophile est devenue la crainte numéro une dans la société ? L’amour et la séduction sont pourtant nécessaires pour permettre à l’enfant de grandir. Pour autant que l’adulte considère celui-ci comme sujet et non comme objet de satisfaction et que le plaisir puisse être « contenu, voire transformé en un plus de tendresse » (Meillier, 2000, p. 62). Pour travailler avec les enfants, mieux vaut être porté par un élan, un certain plaisir à côtoyer les plus jeunes, une capacité à se montrer empathique, attentif, intéressé, à se laisser affecter aussi. « Plaisir et répétitions sont inhérents au lien accueillant-accueilli, ils trouvent chacun une issue dans l’établissement d’une relation privilégiée, témoignant ainsi que quelque chose se vit entre adulte et enfant, à l’opposé de la routine ou des gestes mécaniques ou des rapports sans affects. Mais l’un comme l’autre demandent à être transformés pour tendre vers une relation “professionnelle, chaleureuse et réfléchie”, nécessaire pour les tout-petits en collectivité » (Ibidem, 2000, p. 66). Mais l’amour comporte aussi sa part d’ombre. Tout d’abord, il ne protège aucunement de la haine, ni de la sienne, ni de celle des enfants. Par ailleurs, il ne se commande pas, ce qui va impliquer que certains enfants vont nous sembler peu attractifs et que d’autres peuvent être surinvestis. Je me souviens encore avec tendresse de certains enfants dont je me suis occupée en tant qu’éducatrice. Je me rappelle de leurs noms, de leurs visages, de l’élan que je ressentais envers eux. Ils avaient sans doute en eux quelque chose qui me faisait les considérer comme « l’enfant que je voudrais avoir plus tard ». D’autres enfants, au contraire, m’ont marquée par les efforts que j’ai dû faire pour aller vers eux, pour construire un lien de qualité, même si je ne ressentais aucune attirance et même du rejet.

Pour bien faire mon travail, pour être dans un lien adéquat avec l’enfant qui lui ne m’a rien demandé, il va donc falloir travailler ces affects, les transformer. Quand bien même, la posture de la mère et celle de l’éducateur/trice ne sont pas identiques, quand bien même les professionnel∙les vont s’appuyer sur une démarche construite, sur une formation théorique, sur une volonté d’aller à la rencontre des enfants confiés, à l’aide de l’observation, pour s’ajuster toujours plus finement à ceux-ci, il est impossible de domestiquer totalement les affects. « L’une de mes missions, c’est non pas de nier l’amour, mais dire qu’il y a toujours haine et amour et il s’agit de travailler la haine, parce que la haine, ce n’est pas l’autre mais c’est moi. Si je restitue cette part d’ombre, je saurai la travailler. Il n’y a aucun élément humain qui soit positif ou négatif. L’amour peut être destructeur, un événement négatif peut être constructeur, la souffrance nous construit. S’il n’y avait pas d’épreuves, nous ne pourrions pas grandir, donc il y a toujours cette tension et nous devons nous bagarrer pour que les forces de mort ne l’emportent pas, mais nous ne résoudrons jamais cette tension. Ce qui sera de toujours, c’est le rapport à l’autre, cette tension entre des forces contradictoires » (Cifali, 1993, p. 5).

Comme le disait Winnicott : « Il faut qu’une mère puisse tolérer de haïr son enfant sans rien y faire » (cité par Meillier, 2000, p. 77). Il en est de même pour les professionnel∙le∙s. Mais quels sont les points d’appui ? Molinier (2004, p. 6) relève l’importance de pouvoir exprimer ses affects entre professionnel∙le∙s, pouvoir penser et discuter « collectivement ce qui, dans le travail, s’avère pénible à supporter psychiquement ». Cela permet d’éviter de passer de trop d’amour à trop de haine, de faire baisser la pression mais aussi de réfléchir à propos du travail, chercher des pistes qui vont non seulement être positives pour les éducatrices, mais aussi pour l’enfant, voire demander de l’aide lors de difficultés particulières. Meillier ajoute que l’équipe, lorsqu’elle parvient à fonctionner de manière adéquate, à pouvoir entendre les affects exprimés par chacun, à construire une pensée de groupe, va faire tiers dans la relation, être contenante et soutenante pour chacun, adulte comme enfant.

Arielle est une enfant qui nous a parfois inquiété×e×s pour son mode de développement un peu particulier et plus lent que les autres, notamment au niveau du langage. Lors du brunch auquel nous invitons chaque année les parents, elle est revenue à table après le départ de sa maman pour poursuivre avec gourmandise un petit déjeuner copieux, réclamant verbalement une tartine, un verre de jus de fruit, puis l’air malicieux, ajoutant : « T’as vu ? J’ai parlé ! » C’est une collègue qui me rappelle cette scène lors d’un colloque et je vois briller la tendresse dans ses yeux.

C’est souvent lorsqu’elles racontent ces moments où elles ont perçu chez un enfant cet élan pour grandir, ces moments de partage où la parole de l’enfant vient nous surprendre, et aussi ceux de plaisir partagé que je perçois cette tonalité émotionnelle dans les corps et les paroles. Prendre le temps de se les raconter, c’est nourrir cet amour qui va nous permettre de tenir au travail aussi dans les moments plus difficiles.

Un autre aspect de la haine en crèche est celle qui vient des enfants. Eh oui, ces chérubins mordent leurs camarades, frappent les adultes, se font vomir de colère, crachent, griffent, etc. Ces actes sont rapidement interprétés comme anormaux, comme « une violence qui augure d’un avenir de mauvais sujet », nous dit Pellé (2003, p. 1). Pourtant, la psychanalyse l’a mis en évidence, la haine est nécessaire à l’enfant pour grandir, c’est elle qui permet la naissance psychique. C’est par la haine primordiale que le bébé ressent lorsque le parent ne répond pas exactement à sa demande qu’il va pouvoir mettre l’autre à distance et ainsi se différencier, tout en ayant toujours le désir de retrouver l’harmonie perdue (laquelle n’a pourtant jamais réellement existé). L’enfant doit pacifier cette haine primordiale, accepter d’être à jamais divisé, accepter que certains désirs n’obtiennent jamais satisfaction. Les adultes qui entourent l’enfant, pour être fiables, pour être des « Autres de référence » (Ibid., p.78), doivent pouvoir faire face à cette haine sans en être détruits et sans passer à l’acte en retour.

Mais aujourd’hui, la société veut façonner les bébés comme elle a auparavant usiné des voitures, monté des ordinateurs. « On s’inquiète tant de ce que sera cet enfant demain qu’on en oublie qu’il est quelqu’un aujourd’hui » (Ben Soussan, 2016 p. 20). Nous sommes à l’heure de l’illusion qu’un être humain, ça se fabrique de l’extérieur, que si on emploie les bons mots, les bons moyens éducatifs, le produit sera de qualité. « On se sert des connaissances de la psyché pour asservir l’enfant à une prédestination calculée, pour anticiper ses modes de fonctionnement, pour le détacher de l’asservissement ou de l’aliénation aux parents. Plus les mécanismes psychiques sont étudiés finement, plus on peut les repérer, plus on croit pouvoir les maîtriser artificiellement » (Pellé, op. cit., p. 79). Je crains que le produit ne soit surtout normalisé… même si je garde espoir dans le formidable sens de la créativité qui se niche au fond de chaque humain, l’esprit de révolte et le grain de folie, pour enrayer la belle machine.

J’ai récemment participé à une matinée de rencontre de différent×e×s acteurs/trices du quartier dans lequel je travaille. Il s’agissait de nous présenter des moyens d’agir auprès des familles précarisées que nous côtoyons. Une association est venue exposer des propositions de cours pour les parents, pour les former à l’éducation positive. Pour leur apprendre à être bienveillant∙e∙s et empathiques avec leurs enfants.

Eh ! les gars, mais vous rigolez ou quoi ? On parle précarité, on parle de mamans élevant seules leurs enfants, qui travaillent huit heures par jour à la caisse, bip, bip, bip ; de familles qui viennent de très loin et n’ont pas de nouvelles de leurs proches ; de parents allophones ; d’autres ayant parfois vécu des traumatismes importants, devant construire ici de nouvelles racines ou d’autres encore ayant un passé de toxicomanie. Et la « solution » ça serait de leur apprendre la bienveillance ? Là je sens que la haine monte en moi… Cette impression de déjà vu, de revivre l’époque où les dames patronnesses allaient expliquer aux familles miséreuses comment bien éduquer leurs enfants. On peut d’ailleurs se demander si ce n’est pas aussi la haine qui est à l’œuvre dans l’autre sens, sous couvert de belles paroles.

Une autre haine de l’enfant nous attaque actuellement de plein fouet : elle provient des représentant∙e∙s des communes vaudoises qui ont conçu le nouveau cadre de référence pour le parascolaire. Ici, on avance moins feutré, on y va franco : les enfants sont traités comme de la marchandise qu’il s’agit de caser à moindre coût, quant aux professionnel∙le∙s, qu’ils/elles abandonnent immédiatement l’idée de faire un quelconque travail pédagogique puisque les ratios sont extensibles à l’infini et les formations pas nécessaires. Mais comme le dit Büsslinger, du Centre patronal : « Parmi les défis que doit relever l’accueil de jour de l’enfance, celui de la maîtrise des coûts est incontestablement l’un des plus aigus. » Quant à ceux qui protestent, affirme-t-il, c’est par corporatisme et pour protéger leurs avantages…[1]

L’élevage en batterie, voici le projet pour demain. Mais il reste la question des déchets… C’est certain, lorsqu’il y aura des dérapages, lorsque les adultes n’arriveront plus à supporter certains enfants, il restera toujours les trois mêmes explications : cet enfant est inéducable, c’est la faute des parents ou encore cet×te éducateur/trice est un monstre. Il est important de se rappeler que « toute considération économique reste toujours une considération d’économie politique : l’allocation des ressources disponibles, qui ne sont certainement pas extensibles, la décision quant aux investissements à faire et à ne pas faire ne relèvent nullement de l’économie tout court, mais de l’économie politique, soit d’une certaine conception de la société, de la vie, des êtres » (Karsz 2011, p. 25). Cette haine-là, plus distante et rationnelle pourtant, choque moins, passe inaperçue. Il est plus facile sans doute de prendre des décisions haineuses depuis un bureau sous couvert de rationalité ou autres fariboles, l’histoire nous l’a déjà tristement démontré. Jusqu’à un certain seuil tout au moins comme le montre les événements récents dans l’Amérique de Trump. La vue des enfants arrachés à leurs parents et parqués dans des cages devient insoutenable. Un seuil est franchi qui permet à une partie des citoyens de prendre conscience des rapports de force à l’œuvre et de réagir.

Si on n’en est pas là, l’élan est le même et il me semble qu’il est de notre devoir de professionnel∙le de réagir. Nous avons déjà trop laissé faire. Refusons que les enfants soient méprisés et « chosifiés » avec notre complicité.

« Rompre avec la haine de l’enfant, c’est-à-dire avec l’effacement généralisé du sujet, demande un certain courage, une prise de risque : il s’agit de rompre avec les discours dominants qui visent à l’objectivation, sans être en constante rébellion mais en étant en constante interrogation. Il s’agit de participer à la naissance d’une culture qui subvertit les identifications classiques, sans que l’entrée en résistance entraîne l’exclusion, la solitude, la destruction de celui qui porte, par sa parole, son style, ses actes et ses interventions, le désir que du sujet, il advienne. » (Pellé, p. 81)

Michelle Fracheboud

Bibliographie

Ben Soussan (2016), « Elever un bébé à hauteur d’homme », Spirale N° 79, pp. 15-31.

Cifali, Mireille (1993), « Un métier de l’humain une affaire de personne et de relation avec ses enjeux, ses exigences, ses peurs, ses pouvoirs », Salon des apprentissages individualisés et personnalisés, récupéré de : https://www.icem-pedagogie-freinet.org/sites/default/files/1993cifali.pdf

Cifali, Mireille (2008), « Une pensée affectée pour l’action professionnelle », in M. Cifali, F. Giust-Desprairies (éds.), Formation clinique et travail de la pensée, Bruxelles, De Boeck, 2008, pp. 129-147.

Karsz, Saul (2011), « La petite enfance aujourd’hui : tournant désastreux ou occasion à saisir ? », in L’enfance : un trouble à l’ordre public ? Crier, bouger, rêver, dé-ranger… grandir, 1001 bébés (coll.), Erès, Toulouse, pp. 19-31.

Lebrun, Jean-Pierre (2006), « L’avenir de la haine », La clinique lacanienne N° 11, Erès, Toulouse, pp. 159-173.

Mellier, Denis (2000), L’inconscient à la crèche : dynamique des équipes et accueil des bébés, Erès, Toulouse.

Molinier, Pascale (2004), « La haine et l’amour, la boîte noire du féminisme ? Une critique de l’éthique du dévouement », Nouvelles Questions Féministes, vol. 23(3), pp. 12-25.

Pellé, Arlette (2003), « La haine de l’enfant est impérissable », in Mais où est donc passé l’enfant ?, Erès, Toulouse, pp. 75-81.

Slimani, Leïla (2016), Chanson douce, Gallimard, Paris.

[1] http://www.centrepatronal.ch/permadocs/2018/05/29/fch201805291650350.pdf

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