Le contraire d’une marchandise

La haine traverse les générations précisément par défaut d’émancipation, quand le destin est considéré comme une puissance totale. Son terrain de prédilection ce sont les histoires de familles et les histoires de nations, qu’elles soient mythologiques ou politiques.

Petit rappel : Tantale, pour mettre les dieux à l’épreuve, leur sert à manger son fils Pélops, préalablement découpé et mêlé à d’autres viandes. Zeus, pour une fois, mesure l’horreur, redonne vie au petit gars et punit le père. Un peu plus tard, le même Pélops a deux fils, Atrée et Thyeste qui se haïssent. Atrée, sous prétexte de réconciliation, organise un banquet et fait servir à son frère des morceaux des enfants de celui-ci, puis il lui présente sur un plateau les têtes de ceux-ci, pour que Thyeste comprenne bien de quoi son repas était fait. Agamemnon est le fils d’Atrée, il a épousé Clytemnestre et ils ont eu deux filles et un fils : Iphigénie, Electre et Oreste. Agamemnon sacrifie sa fille Iphigénie pour obtenir les faveurs du dieu de la guerre. Clytemnestre assassinera son mari avec l’aide de son amant Egisthe, fils survivant de Thyeste qui aura, entre-temps, égorgé Atrée. Mais Oreste est devenu grand, soutenu par sa sœur Electre, il tuera leur mère Clytemnestre pour venger la mort de son père Agamemnon…

Au milieu de tout ce sang, il y eut la Guerre de Troie, mais je n’en rajouterai pas.

Pour moi, qui ai très vite été un cancre avéré en grec, les deux premières idiotes de l’Histoire s’appellent Antigone et Pénélope.

Antigone finira emmurée vivante par son oncle Créon pour avoir enterré le cadavre de son frère Polynice. Ce dernier justement venait de s’entretuer avec son frère Etéocle pour le trône de Thèbes. Jadis comme aujourd’hui, Antigone ne devait rien au patriarcat et une Antigone émancipée aurait pu s’abstenir de sacrifier aux rites funéraires pour un crétin. Le fait qu’elle était sœur et fille d’Œdipe n’a bien sûr pas simplifié les choses.

Quant à Pénélope, elle attend, elle attend et elle attend longtemps son homme Ulysse, qui était parti à la guerre. A peine celui-ci est-il rentré qu’il entreprend immédiatement de massacrer les prétendants, puis s’empresse de foutre le camp. Franchement, une Pénélope émancipée aurait été un bien meilleur roi d’Ithaque que cet éternel absent, affligé d’une solide propension à la violence. Pénélope et Antigone auraient dû lire plus attentivement Le deuxième sexe. Je les imagine effleurées par Mai 68, et la mythologie en eût été bouleversée.

L’émancipation est toujours un accroc dans le tissu des traditions et une déchirure dans la trame des conservations.

Etymologiquement au moins, le philatéliste aime les timbres-poste, le colombophile aime les pigeons tandis que le pédophile aime les enfants. Nous serions bien incapables de produire un numéro sur la pédophilie, tant le sujet est miné. Le pédophile est aujourd’hui l’incarnation du mal absolu. Il n’est pas question ici de l’absoudre, mais il reste à faire un effort pour penser un peu plus loin que le bout de son nez. Pour que le viol existe enfin comme un crime, il a bien fallu que les femmes s’émancipent. Elles ont lutté pour conquérir leur citoyenneté et le droit de disposer de leur corps. Ici ou là, on entend encore des patriarches prétendre que ce sont eux qui les ont émancipées avec, dans leurs propos, quelques regrets et relents nostalgiques.

Pour le viol d’enfants, c’est un peu plus compliqué. La Convention des droits de l’enfant est un signe légal pour les émanciper. Là, le verbe est clairement transitif. Ce sont des adultes bienveillants qui sont maîtres d’œuvre et garants de ces droits devant la justice des humains. Dans ce dossier, j’aurais aimé que quelques-un.e.s se risquent à conjuguer cette émancipation enfantine sur un registre pronominal. Si les enfants ont enfin le droit d’être entendus, ce n’est pas seulement qu’on leur donne la parole, c’est aussi qu’ils la prennent.

En 2018, les enfants sont encore des abusables et des exploitables. Aujourd’hui les abus sexuels sur les enfants provoquent une unanime indignation. Drapé.e.s dans une irréprochable morale, nous condamnons à l’unisson. Il nous reste à comprendre pourquoi et comment, jusqu’à hier, nos notables ont organisé une si constante impunité pour les abuseurs. Sur la place publique et médiatique, l’abuseur pédophilique est considéré comme un monstre. Le décret de monstruosité a l’avantage, au moins pour certain.e.s, d’éluder les questions historiques et politiques que posent ces actes. La médiatisation d’un crime pédophilique engendre assez systématiquement  une « marche blanche » où l’on voit parader au premier rang les chantres du conservatisme le plus étriqué. Dans les usines, dans les mines et sur les trottoirs « péripatétitiens », on dénombre quantité d’enfants, asservis par la misère ; alors que jamais on entend ces blanches stars marchantes évoquer les conditions sociales et politiques qui fabriquent ces asservissements. Elles se contentent d’exiger haut et fort que le pédophile soit pendu haut et court.

Celles et ceux qui ont lu le travail historique que Yvan Jablonka a réalisé sur un sordide fait divers, n’ont pas oublié M. Patron. Laëtitia a été sauvagement assassinée, l’enquête de Jablonka précise l’étreinte du malheur social qui marque la vie de cette jeune femme. Le Patron en question défile en tête des cortèges qui réclament l’imprescriptibilité des crimes pédophiliques, il passe à la télé et vocifère dans les journaux. On découvrira à peine plus tard que cet homme est lui-même un abuseur des enfants qui lui sont confiés par les autorités tutélaires. Dans la vie de Laëtitia, l’empilement des galères sociales, familiales et scolaires donne le vertige. Qui sommes-nous pour n’avoir pas mesuré la dévastation ? Qu’aurait-il fallu pour que cette jeune femme puisse s’émanciper et échapper à la sinistre reproduction du pire ?

Il arrive que des éducs fassent bien leur travail, elles savent que les histoires de Roger (3 ans) et Maria (2 ans) ne sont pas encore écrites ; il arrive que des profs mesurent l’infamie qu’il y a à stigmatiser un élève qui peine à comprendre et travaillent à renverser le destin ; il arrive que des travailleurs sociaux devinent contre quoi il s’agit de se battre. Il arrive même que des juges prennent la défense des provisoirement affaiblis contre les nantis. Tous ces gens travaillent à l’émancipation des enfants en s’émancipant eux-mêmes des contraintes reproductives des pouvoirs établis.

La violence économique, symbolique et politique du profit se cache souvent derrière des affichages compassionnels et des programmes humanitaires. Dans une marche blanche, rose ou bleue, je crois qu’il faut ralentir le pas et s’éloigner de celles et ceux qui ont renoncé à nommer les causes de la misère sociale, tout occupé.e.s qu’ils/elles sont à vilipender la « monstruosité absolue » des coupables. Si les pédophiles étaient des monstres, comment justifier qu’ils ont si longtemps bénéficié d’une parfaite impunité ? Si le tourisme sexuel suit la carte géographique de la misère, qu’il s’agisse de « consommer » des adultes ou des enfants, c’est bien que la jouissance des riches se fait au détriment des miséreux. Les sommairement indigné.e.s souffrent d’amnésie quand on leur montre que le marché des enfants-marchandises est organisé en fonction des disparités de moyens financiers et symboliques. Alors parlons franchement d’exploitation et de privilèges immondes, mais cessons de noyer les vraies questions avec ces airs vertueux.

Quand « émanciper » est transitif, on insiste sur l’autorité dont se défait le « tuteur », parce qu’elle est obsolète, illégale ou devenue inutile. C’est aussi un seuil que l’on franchit.

Quand il est pronominal, c’est plutôt qu’il est le fruit d’une lutte personnelle qui s’articule sur des collectifs vaillants. C’est une bagarre plus ou moins violente, mais elle a tout au long de son parcours un ton revendicatif, des attitudes de combat et des blessures durables. S’émanciper de ce qui nous aliène, c’est toujours à recommencer.

Les formations d’éducatrices et d’éducateurs de la petite enfance n’ont jamais accordé grande importance ni à la mythologie, ni aux critiques marxiennes du travail humain. Nous avons produit un dossier sur l’émancipation qui  parle bien peu de Marx, et c’est dommage. Plusieurs auteures ont avancé que le lien entre émancipation et liberté est indissoluble. S’émanciper ce serait gagner en liberté. Marx écrit que « Le royaume de la liberté commence seulement là où l’on cesse de travailler par nécessité imposée de l’extérieur… ». Dans les Grundrisse, il ajoute même que la véritable richesse sociale ne se mesure pas en temps, mais en temps libre. Les enfants ont sans doute beaucoup à nous apprendre sur ces affairements hautement improductifs, au sens marchand, qui sont des libertés dans l’espace et dans le temps.

Dans les Manuscrits de 1844, Marx part de ce qu’il appelle un « fait économique actuel » et déclare : « L’ouvrier devient d’autant plus pauvre qu’il produit plus de richesse, que sa production croît en puissance et en volume. L’ouvrier devient une marchandise d’autant plus vite qu’il crée plus de marchandises. »

C’est là que, peut-être, l’émancipation est la condition nécessaire pour ne pas devenir une triste marchandise.

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