Qu’est-ce que je raconte de ce qu’ils racontent

Quand les petits enfants racontent, nous racontent, ils se racontent.

Ils disent un peu qui ils sont, ce qu’ils font, où ils en sont, ce qu’ils saisissent du monde alentour, ce qu’ils aimeraient de ce monde qui les entoure. Ils disent encore comment on les laisse exister dans ce monde où ils ont beaucoup à apprendre et à comprendre.

Ils racontent avec les mots qu’ils possèdent, avec ceux qu’ils n’ont pas encore, avec ceux qu’ils imaginent correspondre à leur vérité, qu’importe.

Ils cherchent une place, ils s’essaient à des places, ils prennent de la place. Ils existent, entre autres, par ce qu’ils expriment et, en retour, nous les voyons exister, mais nous les faisons aussi exister. Nos réponses, notre attention portée à tous ces mots, à ce babillage, à ces phrases incomplètes, voire incompréhensibles, ou encore à ces inventions-mensonges, rendent possible cette appartenance à une humanitude commune.

Ne pas y répondre, ne pas y être sensible, ne jamais y donner suite, ne pas estimer toutes ces tentatives parfois malhabiles de s’exprimer, ne pas y accorder d’importance compromet la possibilité d’éduquer l’enfant de façon favorable.

Lui parler, même avant de lui répondre, a toute son importance aussi. Nous lui transmettons nos représentations du monde, nos certitudes comme nos peurs, nos envies comme nos déplaisirs, notre appartenance à ce monde commun avec lequel il va devoir se familiariser. Et, grâce à nous, contre nous des fois, par devers nous d’autres fois, le petit enfant va se construire et devenir.

Ce travail d’écoute, d’interprétation, de débroussaillement demande une grande disponibilité. Suspendre l’interprétation machinale, éviter les automatismes réducteurs, avoir l’envie ou le courage de se « voir entendre » et/ou prendre le temps de « s’écouter répondre ». Ce travail est possible quand la curiosité et l’étonnement sont encore vivants et vivaces. Ce n’est pas de tout repos.

Cela ressemble à quelque chose d’un travail de tous les instants ; or, justement l’exercice est périlleux car impossible. Une présence sans faille et sans fin serait chimérique. Comment alors ordonnance-t-on l’essentiel ? Les essentiels ? Pour moi, pour et avec l’autre ou les autres ?

Travail difficile quand on ne comprend rien de ce qui se passe, minutieux quand on perçoit certains enjeux et qu’ils nous tiennent à cœur, inventif quand on attrape une idée et qu’on la fait vivre, fastidieux quand cela se répète à l’infini, gratifiant quand des progrès se dessinent, déprimant quand rien ne se dit. Je pourrais continuer cette liste interminablement.

S’émerveiller encore et encore, certes, de la parole des petits, mais également s’accrocher, chercher, enquêter, dirait Dewey. Ce n’est pas seulement les bons mots des petits qui nous font tenir au travail, ce sont aussi les obstacles rencontrés avec lesquels il faut ruser, n’en déplaise à certain·e·s.

Du jeu dans les mots

Le « joue à lèvres » est amusant et plein d’astuce ; d’une part, par proximité spatiale et puis, parce que, parfois, la dame s’en met sur les pommettes pour avoir bonne mine.

Le classique « combimaison » est ingénieux. Ne se cache-t-on pas bien au chaud dans ce vêtement qui ressemble à cette habitation chauffée de laquelle je pars chaque matin et dans laquelle je rentre chaque soir ?

La « belle au moi dormant » est sûrement intéressant du point de vue psychanalytique, voire féministe. Ne sommes-nous pas toutes des belles au moi qui dort ? Ne pouvons-nous être belles que si le moi dort ? Les articles de ces dernières semaines sur le harcèlement des femmes montrent bien que si le moi ne dort plus, les belles ne sont plus si belles. Et ceux qui les trouvaient belles s’en mordent les doigts, tournent leur veste ou prennent des vestes.

J’aime toujours et encore ces mots d’enfants qui me touchent, qui m’amusent, qui me questionnent. Je sais que plusieurs éducs ont recensé ces perles de langage et je trouve que l’on devrait en faire un petit recueil, cela donnerait à voir toute la richesse de ces paroles inventées, reprises et si souvent répétées.

Que faire, que dire, que taire quand la parole vient à manquer ?

Enki, 4 ans, je le sentais, j’en étais sûre et je le voyais le soir quand il retournait chez lui… il savait parler. Il explosait littéralement de « parler » ! Pourquoi s’obstinait-il à ne pas prononcer un mot quand il était dans le groupe des Grands ? Il avait tellement envie de dire, de faire sortir des sons, mais il s’en gardait bien. C’est cela, il était gardé, il s’était gardé, il se sentait gardé (regardé ?). Par quoi ? Sa loyauté à sa langue maternelle ? Sa non-maîtrise de la langue française ? L’écart entre ses capacités en albanais et en français ? Notre regard et nos attentes ? Autre chose ?

Il faisait d’ailleurs un peu la même chose avec les jeux (parcours motricité, polenta, mousse à raser, etc.). Il observait, observait, observait, mais il ne se mêlait jamais aux autres. Il pouvait cependant, une fois tout le monde parti, se mettre à jouer seul.

Essayez d’obliger un enfant à parler… même sachant qu’il sait s’exprimer. Et puis, il n’y avait pas « le feu au lac » puisque l’on savait qu’il savait parler.

Cet enfant a laissé deviner des signes, et nous avons interprété ces signes pour amorcer le travail. Il adorait l’eau et les dinosaures. S’il aimait les dinosaures, ceux-ci allaient pouvoir nous aider. Quand on aime quelqu’un, on a souvent envie de lui faire plaisir. Alors, les dinosaures se sont mis à lui parler par notre entremise, et puis, nous leur avons donné des baignoires à ces dinosaures, ils aimaient comme Enki se baigner et jouer avec l’eau et rigoler et, et… de fil en aiguille, de dinosaure en baignoire, de baignoire en Enki, d’Enki en éducatrices… il s’est mis à raconter.

Yoyo, 4 ans, ne dit jamais rien. Il comprend bien ce qu’on lui dit, il est présent, il joue avec le matériel qu’on propose, il sourit, il va vers les autres. Mais aucun son ne sort de sa bouche, pour l’instant, ni avec nous, ni avec les autres enfants. Sa maman nous assure qu’il parle à la maison en érythréen. Et son grand frère aussi a mis du temps à s’extérioriser. Oui, mais. A 2 ans, ok, à 3 ans, hum hum, on commence à s’inquiéter. A 4 ans, on a vraiment envie que ça bouge, même si à la maison il parle. La suspicion de dissimulation de la part des parents évacuée (ils disent la vérité), on se culpabilise un peu. Qu’est-ce qu’on fait ? Ou plutôt qu’est-ce qu’on ne fait pas pour que le déclic n’ait pas lieu ? Alors, j’ai raconté, notre inquiétude, les regrets de ne pas entendre sa voix, tout ce qu’il manquait, tout ce que nous ne pouvions pas comprendre sans son aide et l’aide de ses paroles. Nous ne l’avons pas noyé de paroles, mais à chaque fois que l’on pensait que cette parole était manquante, nous le lui disions. Et puis un matin, alors qu’il était dans la salle avec des copains, j’ai entendu un enfant dire quelque chose mais je ne savais pas qui c’était. Yoyo avait prononcé quelques mots. « Non, donne, à moi. » C’était vrai il savait parler, et il avait une voix caverneuse et profonde. Pour une fois je n’ai rien dit, j’ai laissé le jeu continuer. Mais, au repas de midi, nous avions des poires pour le dessert (il les aimait beaucoup), j’ai joué au jeu de « tu nommes le fruit et je te le donne » avec ma table. J’ai insisté un tout petit peu, je lui ai rappelé qu’il avait parlé le matin avec ses potes, alors… il pouvait y aller. Un sépulcral minuscule « poire » est sorti et cela a été le début de nos échanges.

Alba, 2 ans, est timide, non, elle est réservée. Non, non, elle est sur la retenue. Déterminée et gardée à la fois. Elle n’a pas envie d’être à la garderie, elle est très claire. Elle le manifeste en pleurant quand maman part, puis en suivant l’adulte de référence sans répit. Il y a sûrement plein de raisons. On parle en français, elle parle italien, il y a 14 enfants et d’habitude elle est seule avec maman quand sa sœur est à l’école, elle est allaitée et peut se ressourcer à la demande, mais à la garderie, maman s’en va, elle trouve qu’on lui fait un sale coup, ce n’est pas elle qui a décidé, ou encore ??? Elle nous fait savoir sa non-envie d’être là par son mutisme. Pourtant elle sait tout, elle connaît tout (à qui sont les doudous, les noms des éducs, les lieux où on se rend, etc.), elle nous le fait savoir en se déplaçant au bon endroit, en allant chercher le matériel, en regardant les personnes dont on parle, etc. Alba ressemble à Enki par certains côtés, à la fin de la journée, les paroles affluent comme pour ne plus se tarir. Maman et Gina sa sœur sont les bonnes interlocutrices d’une journée sans mots. Et puis, petit à petit, des ouvertures, la première c’est quand nous regardons des livres (en petit groupe, pas forcément pendant les moments d’accueil) et que nous pointons des images que nous demandons de nommer. Certains sont encore petits et ne connaissent pas le nom exact des choses, Alba sait tout, en italien et presque toujours en français. Devant l’attente des éducs, le silence ou l’erreur des autres, elle se décide à (se) révéler, et elle prononce le mot. Puis, aussi petit à petit, se taire devient pesant, elle est têtue, mais elle sait tellement de choses, et toutes ces choses, si personne ne les entend, que deviennent-elles ? Alba a trouvé une astuce à sa volonté de nous signifier son mécontentement et une alternative à son fort besoin de s’exprimer. Elle participe plus que volontiers aux moments de chant. Chanter des chansons ce n’est pas vraiment parler, ce n’est pas vraiment se trahir, c’est répéter des paroles que tout le monde reprend. Alors elle chante à tue-tête. Pendant tout un temps, quand Alba était là, nous avons beaucoup chanté. Puis au fil des semaines, des mois, d’autres paroles ont émergé. Tout le monde s’y est glissé, nous nous sommes toutes bien efforcées.

Si l’effort, la persévérance, mais aussi l’ingéniosité et le savoir-faire sont bien présents, la satisfaction du travail bien fait l’emporte haut la main. Plaisir d’un travail qui porte des fruits, des paroles en l’occurrence que l’on a su, avec soin, faire exister.

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