Une image, un phantasme, une représentation et des idées

La vie n’est pas un théâtre, la scène n’est pas sur le devant, légèrement surélevée ; son texte n’est pas écrit, l’improvisation désordonnée domine les échanges avec plus ou moins de bonheur ; les décors ne sont pas des simulations de réalité, les tiroirs contiennent des choses et le frigo sent un peu le moisi ; dans la vie de tous les jours et de toutes les nuits, le metteur en scène n’est jamais là, même si les agencements des déambulations ont l’air d’être des arrangements organisés… Au théâtre, quand tout va bien, les acteurs sont payés ; dans la vie on est payé éventuellement pour un travail, mais pas précisément pour vivre sa vie.

Le quotidien s’interprète à partir des représentations que l’on se fait du réel et des valeurs censées le fonder, mais le monde n’est pas un spectacle, même si quelques-un.e.s s’attachent à tout « spectaculariser ». Chacun.e déploie avec obstination son « pouvoir d’agir », mais ce n’est pas un travail d’acteur. Ces représentations sont souvent faites d’images, certaines dont on hérite et d’autres que l’on se fabrique. L’héritage est loin d’être une inaction, c’est aussi et surtout ce que l’on en fait qui compte dans une vie d’héritier/ière. La fabrication n’est pas non plus un acte défait du passé, parce que personne ne vient au monde par la seule puissance de sa volonté. Bref, si l’on se fait des idées et si l’on élabore des images, on le fait avec du neuf et du déjà-là.

Dans les dictionnaires, « image » est si proche de « imaginer »  que cela en fait un mot magnifique. L’imaginaire, c’est depuis longtemps ce que l’on oppose systématiquement au réel. Il y a là un raccourci sinistre, parce que, comme bien des gens, mes bonheurs les plus réels viennent presque tous de mes rêves et que mes terreurs les plus absolues viennent presque toutes de mes cauchemars. D’ailleurs, je refuse à quiconque le droit de nier la réalité de mes bonheurs et de mes terreurs. Ce refus n’est pas un délire de grandeur, c’est une nécessité vitale qui me vient de l’enfance.

Enfant j’entendais souvent une petite voix qui me disait : « Là tu vas faire une connerie ». Ce chuchotement n’avait aucunement le ton des leçons de morale ni l’allure d’un reproche, c’était une parole douce et amicale.

L’expérience a souvent confirmé la justesse du propos, et il me reste une tendresse pour ces voix minuscules. A l’école primaire, j’ai subi Jeanne d’Arc comme une punition parce que le maître la présentait comme une sauveuse de la patrie, que « pucelle d’Orléans » ne signifiait absolument rien et parce que ses voix lui venaient de Dieu. L’image que j’avais construite alors était celle d’une bécasse, simplette et costaude et aucune autorité scolaire ne pouvait accréditer le fait qu’une femme sauvait un pays, quand tout me démontrait que les femmes n’avaient aucune valeur dans la vie nationale ou locale. Une bonne cinquantaine d’années plus tard, au détour d’une librairie, je tombe sur la réédition récente d’un livre de Daniel Bensaïd Jeanne de guerre lasse. Le bandeau de couverture disait : « Vous n’allez pas me laisser à Le Pen » et une fissure s’est précisée dans l’image de ma Jeanne d’antan. J’ai découvert avec bonheur une autre Jeanne qui converse avec l’auteur sur l’histoire et le pouvoir ; exit la bécasse et apparition d’une jeune femme courageuse et intelligente. Un demi siècle pour changer une image ! Le temps que l’on prend à vieillir n’est pas toujours perdu.

Quand on écrit phantasme avec un « F », ce qui est plus contemporain, on trouve (dans les mêmes dictionnaires) un voisinage charmant avec fantôme. Pour le dire vite en obscurcissant un rien le truc : la racine grecque nous renvoie à phaneros, ce qui est visible et manifeste. Donc un fantôme est visible, c’est une apparition, un leurre peut-être, mais ça n’existe presque pas pour de vrai. Alors qu’un fantasme, ça existerait plutôt pour de vrai (ça nous touche et ça nous meut), mais ce n’est pas si manifeste, puisque personne n’est au clair sur ce qui constitue son univers fantasmatique. Pour devenir crédible, il nous faudrait encore démêler ce qui, dans une image, tient du réel ou de l’apparition, du vrai ou du fabulé, du réel constitué ou de l’ornement idéologique…

Pendant ce temps, les cohortes de celles et ceux qui tentent de faire science ergotent passionnément sur des définitions univoques des faits. Alors que les faits sont aussi ce que l’on n’a pas fait, je crois que c’est Althusser qui me l’a soufflé, mais je ne sais plus où. Dans mes souvenirs, j’entends aussi Godard dire : « Ceci n’est pas une image juste, c’est juste une image. » J’ai oublié de quelle image il parlait…

Le titre de ce numéro : « Images d’enfants et idées de l’enfance », n’est pas un terrain solide puisque l’on bâtit des images sur du sable et que l’enfance reste une incertitude durable.

En politique, on aime beaucoup l’enfance, de gauche à droite. C’est un peu comme les femmes, c’est un universel électoral ; on les aime, mais pas de la même manière, ni pour les mêmes raisons. Pour les femmes, très à droite, on les adore au milieu des trois K (Kinder, Küche und Kirsche), on les vénère aux fourneaux entourées de gamins et sous la bénédiction des curés. A gauche, on soutient leur émancipation, avec quelques craintes viriles, parce que l’on peine à imaginer ce qu’elles vont faire d’un monde débarrassé des patriarches.

Pour les enfants, c’est un peu pareil. Très à droite, on les aime porteurs d’un passé, héritiers d’un patrimoine et dédiés à la perpétuation du même. Très à gauche, on les voit porteurs d’un avenir de ruptures et de bouleversements. Là aussi il y a du doute sur leurs futures pratiques du culte des ancêtres. Ces enfants-là pourraient devenir dangereux.

Du temps de la horde primitive, on réglait le problème de deux manières : l’infanticide ou le parricide. Puis les méthodes éducatives ont changé et l’on a fabriqué de la conformité pour gommer les écarts et de la norme pour rassurer un peu les professionnel.le.s, tandis que l’on isolait les anormaux. Quand l’air du temps vibre d’angoisse, quand on se rend compte que faire comme on a toujours fait nous assure des souffrances excessives et qu’aujourd’hui risque de ne pas avoir de lendemain ; alors on laisse grandir l’inventivité. Parfois cela fait une révolution que suit plus ou moins rapidement une réaction. L’invention pédagogique se plait dans les moments incertains, quand les béquilles de la tradition se brisent et que le ressassement des vieilles recettes a largement montré son insuffisance.

Dans les chaumières actuelles, organisées en cités pavillonnaires ou en tours d’habitation, il est bien difficile de deviner si l’incertitude va générer du changement radical ou de la conservation bétonnée.

Parfois, je croise des professionnelles qui sont à deux doigts de penser l’enfance comme une fiction subversive, parce que l’utopie, n’est-ce-pas, ce n’est jamais que ce que l’on n’a pas encore réalisé… Il ne s’agit pas ici de faire fructifier les délires transhumanistes qui visent à la vie éternelle des élites et à l’exploitation forcenée des déméritant.e.s.

Je ne crois pas à la supériorité d’une race, ni à celle d’un genre, ni à celle d’une classe sociale. Les utopistes dont je parle sont celles qui ont abandonné le sacre du QI et de la performance sportive. Elles sont curieuses des déviances et des folies douces, elles n’en peuvent plus de la force et de la domination. Elles n’ignorent pas la part sombre de l’humanité, ni la violence de son histoire ; mais, dans les interstices du travail éducatif, elles laissent vivre et grandir ce qui fait solidarité. Simplement, ces utopistes ne se sont pas résignées au malheur.

Cette revue n’est pas encore parvenue à obtenir des articles de ces éducatrices très minoritaires. Je le regrette amèrement, mais ne désespère pas absolument. Les chemins de l’écriture sont mystérieux.

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