La Gardoche, une garderie privée autogérée selon un modèle communautaire

Pour comprendre la spécificité et l’originalité de la garderie d’enfants lausannoise La Gardoche, il convient de situer cette expérience (1977-2013) dans son contexte social et idéologique, mais aussi politique et économique[1].

Une brève histoire des garderies lausannoises

Mais parcourons d’abord succinctement l’histoire des garderies en Suisse romande, et plus particulièrement à Lausanne, en adoptant la même approche[2]. Les garderies d’enfants – ou plutôt ce qu’on appelait alors les crèches – naissent au XIXe siècle, à l’époque de la révolution industrielle. Les mères de famille qui travaillent confient alors souvent leurs enfants à des nourrices vivant à la campagne. La négligence dans les soins, l’insalubrité du logement entraînent une forte mortalité infantile. A l’origine, le but des crèches est donc de préserver la santé, voire la vie des petits enfants. En Suisse, les premières crèches privées sont créées dans les années 1870. Certaines sont d’obédience religieuse, catholique ou protestante. Elles relèvent aussi du paternalisme social, fondé sur les « bonnes œuvres », que pratiquent les grandes familles bourgeoises. Derrière la volonté affichée, et sans doute sincère, d’aide à la petite enfance, il y a aussi la volonté de maintenir au travail les femmes nécessaires à la bonne marche des fabriques, d’autant plus qu’elles sont sous-payées par rapport à la main-d’œuvre masculine ! Mais dès leur origine, les crèches sont considérées comme un pis-aller. L’opinion prévaut que la nature et la société réclament la présence permanente de la femme au foyer, dont elle serait l’âme. Jusqu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, il n’existe à Lausanne que trois ou quatre institutions privées. Alors qu’à Zurich, on compte déjà 29 garderies municipales, à Genève huit et à Bâle six.

C’est la Municipalité « rose-rouge » socialo-popiste de 1946-1949 qui va donner la première impulsion à une politique communale de garderies d’enfants. Il faut souligner le rôle important du Parti ouvrier et populaire (POP) et cela dès sa naissance en 1943, dans ce combat, qui n’est alors guère payant électoralement. Il existe encore beaucoup de préjugés à l’égard des crèches et garderies, souvent considérées comme dépôt pour femmes paresseuses ! Pour donner l’exemple, le POP met notamment sur pied une garderie provisoire pendant la période du Comptoir suisse. Sous l’impulsion du directeur des Ecoles, le municipal popiste Fernand Crot (1901-1996), la décision de créer des garderies municipales est adoptée. En fait, seule celle de Bellevaux, un quartier ouvrier où beaucoup de mères sont obligées de travailler, sera ouverte en 1949 pendant la législature de la Municipalité « rose-rouge ». La lutte pour l’ouverture de nouvelles garderies sera donc désormais un leitmotiv du POP, et notamment de ses militantes féminines.

Au cours des décennies suivantes, les garderies municipales se développent régulièrement à Lausanne. Mais la Municipalité précise bien les conditions restrictives de l’accueil : « Les garderies municipales accueillent dans la règle des enfants dont les mamans ont l’obligation matérielle de travailler hors du foyer familial (veuves, divorcées, célibataires) ou parce que le gain du mari est insuffisant à lui seul pour faire face aux dépenses du ménage. Ce sont donc essentiellement des motifs d’ordre financier qui justifient les demandes d’admission. »[3] Celles-ci sont donc clairement limitées aux « cas sociaux ». Un critère qui sera finalement abandonné dans les années 1980. En 2013, soit au moment de la municipalisation de La Gardoche, le nombre de garderies municipales, qui ont pris le nom de Centres de vie enfantine, sont au nombre de douze.

Le contexte social et idéologique des années septante

La Gardoche et les institutions similaires sont nées dans le climat social et idéologique particulier des années septante, que l’on rappellera ici à grands traits. Le profond mouvement de contestation de 1968 a marqué un tournant, même si ses effets se sont fait sentir avec un peu de retard en Suisse[4]. Historienne, écrivaine et cofondatrice de La Gardoche, alors très engagée dans l’action politique et sociale, féministe, Ursula Gaillard résume excellemment le climat de l’époque :

« Dans les années 1970, le refus des normes bourgeoises, de la gestion capitaliste du sol, du fonctionnement paternaliste des institutions, se traduit par l’émergence de plusieurs mouvements collectifs sur le logement, l’urbanisme, la culture, le mode de vie, la prise en charge de la petite enfance, la pédagogie, la psychiatrie. »[5] Cette contestation prend à Lausanne différentes formes concrètes : lutte des habitants du quartier du Pont des Sauges (1970-1972) ; Groupe action urbanisme ; remise en question du prix des places de cinéma et de la concentration dans quelques salles avec le Comité d’action cinéma en 1971, plus connu sous son abréviation CAC ; existence de communautés de vie et d’habitation plus ou moins radicales, telles que celle de Préverenges, naissance des « comités de soldats » et, dans la deuxième moitié des années 1970 marquées par une crise économique mondiale, une série de conflits sociaux, etc. C’est aussi dans ces années septante que la « question féminine », comme d’ailleurs celles du nucléaire et de l’écologie, est débattue vigoureusement. L’émancipation féminine, l’avortement, la place des femmes dans la société, la répartition des rôles au sein de la famille sont à l’ordre du jour. L’une des revendications féminines est celle de pouvoir se réaliser professionnellement, hors du foyer et de la maternité. Le mariage et la tenue du ménage n’apparaissent plus comme des buts en eux-mêmes valorisants. Dans ce contexte, « le mouvement pour des garderies et des haltes-garderies autogérées à Lausanne et dans les environs est au carrefour d’enjeux de société fondamentaux : la place de la maternité, le travail au féminin, la vision de l’enfance, le rapport hommes-femmes, la conception de la famille, la place des hommes dans l’éducation. »[6] A cela s’ajoute l’influence du livre célèbre du Britannique Alexander Sutherland Neill (1883-1973), Libres enfants de Summerhill, paru en français en 1971 chez l’éditeur engagé François Maspero. Il prône un nouveau système éducatif basé sur la liberté, la démocratie, l’autogestion, en rupture avec la pédagogie traditionnelle autoritaire. Relevons aussi d’autres influences : celles de Célestin Freinet, Françoise Dolto et, bien sûr, des travaux fondamentaux de Jean Piaget. Les haltes-garderies lausannoises ont également bénéficié d’exemples et de modèles étrangers, en particulier en Suède, pays déjà très avancé dans l’organisation des crèches-garderies (daghem ou dagis). Dans le contexte de la « révolution silencieuse » au Québec, qui remet fortement en question le poids de l’Eglise catholique, des groupes de femmes militent pour la mise sur pied de services de garde d’enfants financés par l’Etat. A Genève, dans les années 1970, des groupes de parents sont à l’origine de la création d’une demi-douzaine d’institutions autogérées. La création des haltes-garderies lausannoises, et tout particulièrement celle de La Gardoche, s’inscrit donc dans un contexte qui dépasse largement les frontières lausannoises et même helvétiques.

La naissance de La Gardoche

Depuis octobre 1975, un groupe de parents se retrouve régulièrement, dans le but de mettre sur pied une garderie autogérée. Certains vivront ensemble dans la communauté de Val-Vert, créée en 1976 au Boulevard de la Forêt, sur les hauts de Lausanne. Comme d’autres expériences similaires, elle répond à la volonté de pratiquer de nouvelles formes de vie commune, différentes de la famille traditionnelle, considérée comme « bourgeoise ». A Val-Vert comme ailleurs, on est proche de l’expérience des premiers kibboutz israéliens : absence de hiérarchie, partage des tâches ménagères, éducation en commun des enfants. C’est notamment à Val-Vert que se déroulent une série de séances de discussions, en vue de la mise sur pied d’une garderie autogérée. Plusieurs des parents ont été marqués négativement par de mauvaises expériences dans des garderies municipales. Au terme de ces réflexions, l’assemblée générale constitutive de l’Association de la garderie « La Gardoche » a lieu le 21 janvier 1977. Ses statuts sont votés. Parmi les buts de la nouvelle entité, mentionnés dans l’article 2, on peut lire que l’objectif est de « ne pas se limiter à la garde des enfants, mais à chercher à ­développer leur autonomie, leur créativité et leur sociabilité ». Si le nom sympathique de « La Gardoche » est adopté, c’est qu’il se réfère à des expressions couramment utilisées par les enfants, comme « on va à la patoche » (la patinoire). Le 4 mars 1977, le Service de protection de la jeunesse (SPJ), seul habilité à donner son feu vert, accorde à l’Association le droit d’ouvrir une « halte-garderie ». La différence avec une garderie proprement dite est que, dans la « halte-garderie », les parents ne peuvent confier leurs enfants que quelques heures par jour, de manière occasionnelle et non régulière, qu’elle peut fonctionner avec des bénévoles et ne nécessite pas la présence de personnel fixe diplômé. Pendant plusieurs années, La Gardoche louera des locaux dépendant de la paroisse protestante de La Sallaz. Le contact passe d’autant mieux que ses pasteurs développent des démarches altermondialistes et tiers-mondistes, non sans rapport avec les idéaux des fondatrices et des fondateurs de la halte-garderie. Puis, en 1985, La Gardoche pourra acquérir sa propre maison, et l’inauguration des nouveaux locaux, après leur transformation et leur aménagement, aura lieu le 12 juin 1987. Au 1er novembre 1977, La Gardoche a engagé une éducatrice diplômée, qui y travaillera pendant vingt ans. Un·e adulte bénévole vient à tour de rôle la seconder. Les bénévoles et l’éducatrice s’occupent aussi des tâches administratives, de la recherche de fonds, de la distribution de papillons pour la faire connaître, des repas, des nettoyages (qui seront ultérieurement confiés à une femme de ménage ou à des entreprises spécialisées). En ce sens, La Gardoche est bien une institution autogérée.

Les idéaux d’une garderie autogérée et alternative et leur mise en pratique

Penchons-nous maintenant sur ses grandes options organisationnelles et éducatives. La Gardoche se réfère aux valeurs associatives, que l’on peut définir ainsi : elles sont « l’expression de l’imagination créatrice des citoyens. Ce sont des lieux de renforcement du lien social, d’innovation, de formation, de participation et de transformation d’intérêts individuels en intérêts collectifs. »[7] Dans un papillon de 1979, elle se présente comme « une alternative par rapport aux garderies existantes. Elle s’en distingue par son action non directive et par la participation des parents à son fonctionnement. » Et encore, sur le plan pédagogique : elle veut être « une garderie souple favorisant les expériences propres de l’enfant et le meilleur cadre pour son développement »[8]. Il faut cependant souligner que « le refus d’autoritarisme et de hiérarchie n’est aucunement synonyme de laisser-aller »[9]. Ces propos font écho aux considérations de Proudhon, pour lequel l’anarchisme n’est pas l’anarchie ! Ce refus inconditionnel des structures hiérarchiques et de la conduite autoritaire devrait aboutir, dans une vision très idéaliste de l’autogestion, à la réconciliation du bonheur et de l’efficacité. Dans la pratique, il semble qu’il se soit produit, à La Gardoche, une certaine distorsion entre l’idéal et la réalité : au fil des années, les décisions seront de plus en plus prises par les permanents, les professionnels. Mais nous reviendrons sur cette évolution, probablement inéluctable. Par ailleurs, dans l’optique des fondatrices et des fondateurs de la garderie, dont certains appartiennent à diverses obédiences de la gauche radicale, ces grandes options organisationnelles et éducatives s’inscrivent dans la perspective d’un changement de société : « Il est bien clair qu’un tel type de garderie suppose une autre organisation de la société. […] Dans ce sens, nous soutenons l’initiative pour une protection efficace de la maternité, l’initiative sur les quatre semaines de vacances, toutes les luttes pour la diminution du temps de travail et l’amélioration des conditions de travail, les luttes contre les licenciements, les actions du groupe action-urbanisme, le droit à l’avortement et à la contraception. »[10]

Voyons maintenant comment ces grands principes se sont inscrits dans le quotidien de La Gardoche. La volonté d’inclure les parents dans la marche de la garderie n’ira pas sans quelques déceptions : manque d’intérêt de ceux-ci, faible participation aux assemblées générales, tendance croissante à considérer l’institution en consommateurs de prestations. En revanche, la présence des hommes à la garderie, qui remet en question les rôles traditionnels entre les sexes, fonctionnera bien. On a vu jusqu’à quatre éducateurs hommes sur huit personnes. L’ouverture aux autres cultures s’accompagne en revanche du refus exprimé du communautarisme ethnique ou religieux. Dans les « Directives à l’égard des parents » (1997 et 2008), on peut lire : « De culture européenne au sens large, La Gardoche s’appuie sur les traditions locales et ­régionales et sur les valeurs de la démocratie. » Et encore, pour être tout à fait concret : « Les régimes alimentaires des enfants ne sont acceptés que s’ils sont prescrits pour des raisons médicales. » La garderie en viendra cependant, avec le temps, à accepter les interdits alimentaires. Un autre passage indique que « les jouets guerriers, les jeux électroniques, les bonbons, les chewing-gums et l’argent de poche ne sont pas admis à La Gardoche. » L’accent est mis sur la pédagogie du jeu libre, non décidé par l’éducateur·trice : « Loin de tout encouragement préscolaire, une grande part est donnée à la créativité. Une occasion pour modeler, peindre, coller, chanter et bouger. »[11] Une autre place importante est laissée au conte, qui doit favoriser l’écoute et le dialogue. Pour rester résolument dans le concret, mentionnons le fait que les repas, initialement, sont préparés à tour de rôle par des parents ou des personnes de l’équipe pédagogique. Mais, comme on l’a déjà vu, cette participation des parents ira s’amenuisant. La Gardoche engagera une cuisinière puis un cuisinier. Sans proposer de la nourriture « bio » (un terme qui serait anachronique pour les premiers temps de la garderie), La Gardoche s’efforce d’offrir des produits sains et si possible d’origine locale. Elle n’achète pas de plats surgelés. Elle propose un certain nombre de plats « exotiques » (tajine de poisson T’Faya, fajitas végétariens, kefta de bœuf, taboulé à la menthe, rouleaux de printemps et autres), cela pour ouvrir les papilles et l’esprit des enfants aux autres cultures. Tout un travail est donc entrepris pour favoriser la multiculturalité.

Conditionnel passé – Collectif CrrC
Des questions ? – Collectif CrrC

Les relations avec les garderies municipales et avec les autorités communales

A ses débuts, les fondateurs et les fondatrices de La Gardoche émettent une série de critiques virulentes envers les garderies officielles de la Ville de Lausanne. La virulence du ton est une caractéristique de ces années septante, dans tous les domaines où il y a contestation de l’ordre établi. Ces critiques sont de deux types. Les premières portent sur l’organisation et le fonctionnement des garderies municipales, ainsi que sur les conditions de travail de leur personnel. On peut donc les considérer comme des critiques d’ordre syndical. Est visée surtout leur structure hiérarchique et autoritaire, le fait par exemple que seule la directrice a le droit de discuter avec les parents. Par ailleurs, le nombre d’heures de travail des éducatrices est jugé trop élevé. Quant aux salaires, ils sont trop bas pour que des hommes intéressés par ce métier puissent l’exercer et entretenir leur famille.

L’autre volet de la critique porte sur les options éducatives et pédagogiques des garderies municipales. Un dessin paru dans Social-Chronique montre un petit garçon à son pupitre avec, derrière lui, un fusil d’assaut ! La garderie, puis l’école seraient donc des instruments de formatage social, afin de créer des citoyens soumis et de futurs soldats. Une critique qui nous paraît quelque peu outrancière…

En réalité, les pratiques organisationnelles et éducatives de La Gardoche et institutions similaires et celles des garderies communales vont peu à peu se rejoindre. L’un des éducateurs chevronnés de La Gardoche constatera en fin de carrière, dans les années 2000, que le fonctionnement et la pédagogie des secondes ont profondément évolué en trente ans, avec une prise en compte très évidente de l’enfant, de ses besoins, de ses compétences.

Quant aux relations avec les autorités communales, elles ont été longtemps tendues, butant notamment sur la question du subventionnement. Dès juin 1977, l’Association de La Gardoche fait une première demande de subventionnement à la Ville. Mais elle se heurte aux normes en vigueur : seuls les « cas sociaux », c’est-à-dire les enfants dont les mères sont dans l’obligation de travailler, peuvent être soutenus par la Ville. La demande est réitérée en 1978, à nouveau sans succès. C’est alors qu’est fondé le Groupe Garderies-Haltes-Garderies (GGHG), dont les initiateurs sont notamment des fondateurs de La Gardoche. Un débat public est organisé avec la présence de tous les partis présentant des candidats aux élections communales lausannoises de 1978. Celui-ci permet de connaître la position des différentes formations politiques face au problème des garderies d’enfants. Le Parti radical se déclare satisfait de la situation actuelle, avant que son représentant ne quitte la salle et ses 200 personnes en les traitant de « gauchistes ». Les radicaux se montreront cependant relativement ouverts à la création et au subventionnement des garderies. La représentante du Parti libéral affirme que sa formation n’a pas de programme à ce sujet, car « les enfants doivent être élevés par leurs parents ». Pour ce parti, tout n’est qu’affaire de choix, de liberté et de responsabilité individuelle. Le Parti démocrate-chrétien (PDC) se rallie aux positions précédemment exprimées. Quant au Parti socialiste, au Groupement pour l’environnement (GPE, actuel Parti écologiste), à l’Alliance des Indépendants et à la Ligue marxiste révolutionnaire (LMR, ancêtre de l’actuel SolidaritéS), ils se déclarent d’accord d’appuyer les revendications du GGHG. On ne connaît pas la position du POP lors de cette réunion, s’il était présent, mais son engagement pour les garderies est évident depuis 1943. Il faut relever le fait que les organisations « gauchistes » (LMR et groupe maoïste autour de Rupture pour le communisme), jamais à court d’anathèmes dogmatiques, considèrent les actions féminines en faveur des haltes-garderies telle La Gardoche comme « spontanéistes petites-bourgeoises » et « réformistes ». Si bien que des militantes de la LMR en viendront à critiquer « l’idéologie bourgeoise mâle chauvine » qui règne dans leur formation et, pour plusieurs d’entre elles, à quitter la Ligue pour se rapprocher plutôt du Mouvement de libération de la femme (MLF). En 1979, la Municipalité rend son rapport-préavis, qui réaffirme les critères d’accueil, liés à l’obligation matérielle, pour la mère, de travailler hors du foyer familial. A la suite de ce préavis, le Groupe Garderies-Haltes-Garderies réagit avec virulence par un communiqué de presse. On peut y lire le passage suivant : « A travers le maintien de la notion de “cas social”, même élargie, la Municipalité de Lausanne continue à diviser les femmes entre mères “normales” et mères “obligées de travailler” ou “malades” avec toutes les conséquences que cela entraîne (culpabilité des mères, image des garderies…) ; elle nie du même coup le droit des enfants à bénéficier du cadre et des possibilités éducatives d’une garderie. »[12] Cela dit, il faut relever les efforts de la Direction des Ecoles de Lausanne pour obtenir des communes voisines qu’elles participent aux subsides versés aux garderies. Avec un succès mitigé, qui prouve la faible prise de conscience de ces communes, particulièrement des communes rurales, face à la nécessité des garderies… Au fil des années, La Gardoche bénéficiera cependant de subventions de plus en plus importantes de la Ville, si bien que les relations conflictuelles avec celle-ci iront s’amenuisant, pour finalement disparaître. En revanche, ce subventionnement croissant engendrera une dépendance de plus en plus grande de la garderie.

Crise interne à La Gardoche et municipalisation

Comme toute institution vivante, La Gardoche a connu des conflits internes. Ce phénomène est sans doute amplifié dans une structure fonctionnant de manière autogérée, c’est-à-dire sur la base de discussions et de négociations ­permanentes. Nous ne nous arrêterons pas ici sur les inévitables conflits entre personnes, entre parents et membres de l’équipe éducative ou, pour des raisons salariales, entre l’équipe éducative et le comité de l’Association.

Il faut en revanche évoquer la crise qui a trouvé ses prémisses dès 1998, mais qui s’est fortement aggravée en 2008. Ce fut d’abord un conflit interpersonnel, qui s’est mué en affrontements entre clans. Plus intéressant est l’aspect structurel de cette crise, qui touche à la question même du bénévolat. Comme l’explique dans une étude Laurent Häller, qui a longtemps fonctionné comme éducateur à La Gardoche : « La plupart des lieux d’accueil de la petite enfance ont un statut privé et sont organisés sous la forme associative. Ils sont donc dirigés par un comité bénévole. […] Dans cette situation [où les comités s’essoufflent, voient leurs membres ne s’engager souvent que durant le temps où leurs enfants fréquentent l’institution, et peinent à se renouveler] les comités sont fragilisés et peu armés pour effectuer leur travail d’employeur des professionnels et éprouvent de grandes difficultés à réaliser un contrôle effectif de l’activité des professionnels. […] on peut aussi voir le professionnel prendre un pouvoir considérable, mettant hors-jeu son propre employeur. »[13] Ce facteur a joué un grand rôle à La Gardoche, où on a pu assister à une véritable « prise de pouvoir » de la part de certains éducateurs, qui en sont venus à outrepasser leurs droits, en assistant par exemple aux séances de comité avec voix délibérative et non seulement consultative. Un autre phénomène est apparu au cours des années : le fait de placer leurs enfants à La Gardoche ne résultait souvent plus d’un choix éducatif des parents et de leur volonté de s’engager sur le terrain associatif, mais répondait à de simples motifs pratiques de convenance personnelle. Pour résoudre ses conflits internes, La Gardoche a mis sur pied une série de séances d’« accompagnement institutionnel » ou « coaching », entre septembre 1998 et mars 2009. Dans ses procès-verbaux, on peut entendre notamment des éducateurs·trices se plaindre que les parents, « très exigeants » envers l’équipe sans rien donner en échange, seraient devenus des « utilisateurs » et non plus des partenaires. Quant à la prise de décision par consensus, elle semble manquer d’efficacité et marque les limites d’une structure horizontale en l’absence de toute hiérarchie.

Dans l’incapacité à trouver une solution à cette crise interne qui va s’aggravant, une assemblée générale extraordinaire se réunit le 23 mai 2013, sous la conduite de Zohrat Breguet, entrée au comité en 2007 comme mère d’une « gardocharde » et devenue la (dernière) présidente de l’Association. Depuis quelque temps, le comité a entrepris des démarches, avec l’aide de Jean-Claude Seiler, chef du Service d’accueil de jour de l’enfance à la Ville de Lausanne, en vue de la municipalisation de La Gardoche. L’assemblée ayant voté cette dernière à l’unanimité, une page se tourne.

C’est ainsi que se termine en 2013, un peu tristement, une aventure qui a duré 37 ans. Elle avait débuté dans l’enthousiasme, celle d’une garderie privée fondée sur les valeurs du bénévolat et de l’autogestion. Mais on peut s’interroger sur la pérennité, à long terme, de ces petites structures de garde d’enfants. Le militantisme des débuts étant en net recul et la Ville payant tout, la municipalisation n’est-elle pas leur sort inéluctable ? Dans la garderie communale de La Sallaz, nouvelle appellation qu’a prise en 2013 La Gardoche, l’esprit d’ouverture qui caractérisait cette dernière n’a pourtant pas disparu. En jouant le rôle de pionnière dans le domaine éducatif, elle a largement contribué à l’évolution de l’accueil de jour des enfants à Lausanne.

Pierre Jeanneret

 

[1]-Cet article est la synthèse de ma publication, à laquelle on se référera pour plus de détails : Pierre Jeanneret, La Gardoche. 37 ans de garderie communautaire, publié par l’Association de La Gardoche avec le soutien de la Ville de Lausanne, 2013, 111 pages + CD. Nous avons donc réduit l’appareil de notes infrapaginales au strict minimum.

[2]-S’il n’existe pas, à ce jour, d’étude globale et approfondie sur l’histoire des garderies lausannoises, on dispose en revanche, pour Genève, de l’excellent travail de Schärer, Michèle E. et Zottos, Eléonore (2014), A petits pas… Histoire des crèches à Genève 1874-1990, Ed. EESP, Lausanne.

[3]-Bulletin du Conseil communal de Lausanne (BCCL). Rapport-préavis No 253, séance du 22 avril 1969, p. 376.

[4]-Voir Skenderovic, Damir et Späti, Christina (2012), Les années 68, Editions Antipodes & Société d’Histoire de la Suisse romande.

[5]-Gaillard, Ursula « N’arrêtons pas de lutter, la vie entière est à changer », in Cahiers d’histoire du mouvement ouvrier, 21/2005, pp. 91-99. Ce texte, qui s’inscrit dans la thématique « Contestations et Mouvements 1960-1980 », relate les débuts de La Gardoche.

[6]-Gaillard, Ursula, op. cit., p. 92.

[7]-Feuillet publié par ACTION BÉNÉVOLE, s.d. Association pour l’étude et la promotion de l’action bénévole, Lausanne [vers 1998].

[8]-Social-Chronique, No 7, avril 1979, p. 3.

[9]-La Diagonale, bimestriel imprimé à Fleurier (NE), No 10, mars-avril 1978, p. 21.

[10]-Social-Chronique, No 7, avril 1979. Revendications du Groupe Garderies-Haltes garderies (GGHG), p. 7. Dans ce Groupe, on trouve des militants du POP, de Rupture pour le communisme (maoïste), des syndicalistes, des féministes, une trotskiste, ainsi que des personnes sans appartenance politique.

[11]-Rochat, Corinne, La halte-jeux associative, un rôle social important dans le quartier, 1981-2001.

[12]-24 heures, 6 septembre 1979.

[13]-Häller, Laurent, extrait de son travail Bénévolat et petite enfance, pp. 15-16, présenté dans le cadre du cours de politiques sociales de Beat Kappeler à l’IDHEAP.

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